Je me suis longtemps – oui j’ose le jeu –, je me suis longtemps tenu à bonne distance de Graceland de Paul Simon. Même si je connaissais les quelques tubes dont l’inusable You Can Call Me Al. Sans doute l’estampille world music qui, dès les premières secondes que l’album fut livré au public, a sauté aux yeux et aux oreilles. La faute à cette sauterelle de Johnny Clegg et Scatterlings Of Africa (mon dieu, ce clip qui ne passerait plus aujourd’hui). Avec sa production pataude et malgré une mélodie habile, Scatterlings Of Africa n’échappe guère aux clichés alors que Clegg le sud-africain apparaissait plus légitime. Paul Simon en a fait autre chose. Il n’a jamais cherché à capturer un esprit ou à embrasser une forme pour s’y fondre, au risque de s’y perdre. Avec Graceland, Paul Simon est resté Paul Simon. Et on lui en sut gré. Le disque remporta un Grammy dans la plus prestigieuse des catégories, celle tant convoitée de l’album de l’année.
Mais qu’y a-t-il de si incroyable dans ce Graceland dont le souvenir d’une production par trop eighties nous tint éloigné ? Comme nous l’avons dit, on trouve dans Graceland tout ce qui caractérise Paul Simon. À commencer par un don de mélodiste évident. On le savait depuis Simon & Garfunkel, duo qui n’avait pas juste le bon goût d’apparaître folk. Simon aura écrit entre 1966 et 1970 des wagons de tubes qui ne se contentèrent pas juste d’une réelle efficacité : I Am A Rock, America ou Bridge Over Trouble Water se sont imposés comme de purs classiques pop, des hymnes de la contre-culture. En 1986, Simon a encore de très beaux restes, comme en témoigne le fabuleux morceau titre, de son aveu sa meilleure composition, mais aussi I Know What I Know, Under African Skies, Homeless ou encore Crazy Love, Vol II. Le texte chez Simon se veut un art et ce n’est pas pour rien si le critique Robert Christgau a dit de Paul Simon qu’il écrivait comme un étudiant en littérature anglaise. Le lauréat, c’était en fait lui. Même l’innocent You Can Call Me Al fait habilement allusion à une anecdote ayant pour éminent sujet Pierre Boulez qui, rencontrant Paul Simon et sa femme Peggy à une soirée, n’arrêtait pas de les appeler Betty et Al. Simon se sert de ce matériau authentique pour composer sa chanson, son plus grand succès à ce jour, non sans humour. Ajoutons à ces états de service une voix intacte ayant conservé la primauté de son angélisme, une candeur ineffable de petit garçon, ce à quoi Paul Simon ressemble d’ailleurs. Toisez-le aux côté de Chevy Chase pour vous en rendre compte. Détail jouant pour lui, qui n’a jamais porté les attributs de la superstar à la Bowie ou du musicien charismatique comme Jimi Hendrix. Aucune photogénie chez le créateur de Kodachrome, une apparence banale qui réserve le meilleur : voix, songwriting, sens de la musicalité.
C’est le point saillant de ce disque dont la production d’une clarté remarquable a aussi contribué à son immense popularité. On y entend tous les instruments de façon extrêmement distincte, sans qu’on ressente la froideur stylisée des disques de cette époque. Au contraire, éclate au grand jour, d’un morceau à l’autre, une rondeur généreuse, une variété d’instruments, de trouvailles sonores qui ne forment aucune redondance. Chaque parti-pris se justifie dans un équilibre ahurissant, résultant de semaines d’enregistrement (d’octobre 1985 à juin 1986). Paul Simon est aux manettes, en perfectionniste absolu. En wonderboy de la pop. Ce qu’il est. S’il invite sur son projet les maîtres de la Mbaquanga, il réussit le tour de force de fondre cette dernière dans les canons universalistes de la pop. Ce faisant il démocratise un genre qui était encore méconnu du grand public, sans céder à la tentation du message politique qui aurait dénaturé son entreprise créative et musicale. Paul Simon est trop honnête pour cela. Il n’en demeure pas moins visionnaire. Il invente vingt-deux ans avant le credo de Vampire Weekend, dont le premier album doit tout à Graceland. Paul Simon se mue en artiste indépendant alors qu’il est en contrat avec Warner. Même Homeless se pique d’annoncer le Roi Lion de Walt Disney. Sans se soucier de cette postérité qu’il vient d’enfanter, Simon enchaîne les titres et les collaborations judicieuses parce que moins attendues au tournant de la hype. Sur Graceland, il s’entiche des Everly Brothers. Sur Under African Skies, il fait jeu égal avec Linda Ronstadt, formant un merveilleux duo au service d’une chanson intrinsèquement sublime.
Vous voulez savoir le plus fou dans tout ça ? Quand des artistes nés dans les sixties ont traversé les époques, livrant quantité d’albums plus ou moins inspirés, Paul Simon sous son propre nom aura peu produit, préférant l’inspiration et la qualité à la productivité. Graceland est son septième album et il y règne une splendeur immaculée comme aux premiers jours, une naïveté et une spontanéité loin des productions affectées de l’époque. Paul Simon a 45 ans en 86, mais dans sa tête de kid du Queens, il avait en avait 17.
Paul Simon, Graceland (Warner)
https://www.youtube.com/watch?v=l78j_NnB4FY