Dans le langage électoral, on dit que les courbes se croisent. Quel est ce phénomène politique, à la fois géométrique et cartographique ? Un candidat monte et dépasse l’autre dont la courbe d’intentions de vote s’affaisse alors. C’est un point de non-retour. Le croisement des courbes a eu lieu récemment, cette année, en 2025. Alors qu’il n’y avait pas de scrutin en cours. Nous l’avons observé dans le domaine de la musique rock. L’étoile Arcade Fire s’est effondrée alors que le soleil des Besnard Lakes continuait son inexorable ascension. Arcade Fire publie un nouvel album, l’insipide Pink Elephant, les Besnard Lakes eux choisissent le format moins risqué du live enregistré.
Mais ce dernier a des allures de best of qui va bien au-delà de ses qualités réelles. Par-là, il faut entendre la valeur que possède un disque composé, conçu, produit, gravé et mixé dans un certain contexte. Ce que dit The Besnard Lakes Are A Live – au-delà de l’habile déclinaison de titre et du jeu de mots (A Live pour Alive) –, c’est à quel point les chansons qui le composent appartiennent à un répertoire dense, imparfait par définition mais qui contient tout de même son lot de classiques. Albatross, And This Is What We Call Progress, Chicago Train, Disaster, And You Lied To Me pour ne citer que ces chansons, ont suffisamment marqué les (quelques) esprits pour supporter une réinterprétation live qui voit, par exemple, And This Is What We Call Progress se décliner sur un tempo plus alerte, effet quelque peu déconcertant auquel on finit par s’habituer tant le groupe parvient malgré tout à générer quelque chose de l’ordre de la transe et de l’émotion conjuguées. Cette relecture nous rappelle à quel point The Besnard Lakes est un (grand) groupe de rock, mettons l’adjectif entre parenthèses pour lire la phrase dans sa plus simple évidence. Arcade Fire a fini par devenir une formation pop mainstream, au mauvais sens du terme, quand son infortuné concurrent, moins populaire, a conservé cet esprit, cette énergie primale, ce goût de la saturation, des effets de guitare sublimés – et c’est la signature du groupe – par un duo de voix magiques. On a souvent et à raison comparé les Besnard Lakes à des Beach Boys abrasifs. Comparaison justifiée et magnifiée par l’électricité.
Ainsi et nous l’avons dit, ce live nous renvoie directement aux albums que nous avons aimés, et même adorés. The Besnard Lakes Are The Dark Horse (le vrai faux premier album), The Besnard Lakes Are The Roaring Night (leur indépassable chef-d’œuvre), le méritoire Until In Excess, Imperceptible UFO qui dérogea à l’immuable règle des titres en « Are » et le magnifique retour aux sources de The Besnard Lakes Are The Last of the Great Thunderstorm Warnings. Jamais le groupe ne vise la perfection, comprendre par-là une tracklist sans fausse note, enchaînant les mini-chefs-d’œuvre dans LE chef-d’œuvre. Chacun de ces albums possède ses sommets et ses plaines, mais les plaines possèdent toujours une forme de grandeur, de majesté. C’est que très paradoxalement, elles demeurent plus difficilement accessibles que les sommets. Ride The Rails en est un « parfait » exemple : démarrant sur un riff incertain, volontairement éthéré et dramatisant, le morceau profite d’un refrain salutaire pour exploser, tous cuivres dehors. Même sentiment de montagnes russes avec leur dernier album dont Blackstrap, Raindrops et Our Heads, Our Hearts on Fire Again sont les majestueux arbres cachant une forêt de surprises, des titres plus âpres mais qui finissent toujours par se révéler avec la durée. On pense surtout au grand bouquet final offert par The Father of Time Wakes Up et Last of the Great Thunderstorm Warnings. C’est sans doute The Besnard Lakes Are The Roaring Night qui maintient de bout en bout l’émotion jusqu’en haut, jusqu’aux cimes du grand frisson. Le morceau en deçà s’avère paradoxalement celui qui clôt le disque. The Lonely Moan,par son ambiance relâchée, planante, enveloppante, offre à l’album une fin curieuse.
Pour en revenir au live, on pourra dire que le groupe continue de sonner, c’est-à-dire qu’il offre une expérience sonore unique où l’on perçoit chaque instrument, chaque riff, le plus petit effet, sans pour autant recréer l’illusion de l’enregistrement studio, ce qui ne semble pas être son but. C’est que les Besnard Lakes réunissent des musiciens en pleine maîtrise de leurs instruments et dont la maturité n’est en rien synonyme de fin de vie. Il y a dans leur musique une ferveur et une façon de concevoir leurs morceaux comme de grands espaces formidablement sculptés, un peu à la manière des canyons états-uniens. Métaphore pas si étonnante dans la mesure où les visuels des disques, les thèmes des chansons semblent nous projeter en arrière, dans un passé mythifié, celui de la conquête de l’Ouest mais sans les clichés qui traversent parfois, souvent, l’Americana. Les Besnard Lakes nous plongent dans une sorte de guerre de sécession où étrangement le rock du sud rejoint la pop du nord pour s’unir dans un rêve d’unité artistique éminemment lincolnien. Ce live en point final – ? – était au fond la plus belle manière de le démontrer.
The Besnard Lakes Are A Live (Jagjaguwar)
https://thebesnardlakes.bandcamp.com/album/the-besnard-lakes-are-a-live