Magma, Roi et Rex

par Adehoum Arbane  le 10.06.2025  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam

Voilà 55 ans que la grenade Magma a explosé au milieu du paysage de la pop française dans les éclats de sidération. Tout chez eux tranchait : la musique radicale, la dimension incantatoire, le visuel. Au fil des années, des départs et des arrivées de musiciens, le concept de collectif ne variant pas d’un iota – Magma fut un bloc de cohésion indestructible –, le groupe a tracé sa propre route en marge des musiques dites progressives et même du jazz dont il se réclamait, à juste titre. Tout était parti du dernier cri coltranien. Dans cet ultime soupir feutré, Christian Vander avait vu son propre destin. Avant cela, il y eut les Wurdalaks, patronyme inspiré par un film à sketchs de Mario Bava, Les trois visages de la peur, et dont la deuxième partie est tirée d’un roman de Tolstoï. Comment ne pas voir dans ce nom la source des œuvres futures comme Wurdah Itah ? Tolstoï n’est que l’arbre d’une forêt où les inspirations se dressent vers les cimes : Stravinsky, Prokofiev nourrissent l’hémisphère Est de la planète Magma, Coltrane et Otis Redding alimentant le versant Ouest. 

Dire cela, c’est au fond ne rien comprendre à la complexité et la singularité d’une musique en mouvement permanent, pensée comme une œuvre au sens classique du terme. Des thèmes la traversent comme autant de flèches. On peut l’entendre sur disque, et des albums comme Mekanïk Destruktïw KommandöhẀurdah Ïtah et Köhntarkösz demeurent des jalons que l’auditeur se doit d’explorer et le fan de connaître. On peut aussi la redécouvrir sur scène et c’est ce à quoi Magma s’emploie depuis tant d’années. Il faut d’ailleurs saluer la longévité du groupe et la fidélité des musiciens qui y sont passés, quand bien même ils ont quitté, pour certains, l’aventure. Par fidélité, on entend adhésion philosophique. Passer par Magma vous marque, pardonnez l’expression, au fer rouge. Et si Jannick Top, formé aux compositeurs classiques et contemporains, n’aura que peu duré au sein de Magma, il peut s’enorgueillir d’avoir passé la main à son fils, Jimmy, qui fait partie de la formation actuelle. Passé ces considérations et remarques liminaires, venons-en au concert qui fut donné dans la très belle salle du Grand Rex. Au programme, Félicité Thösz en première partie puis K.A. en seconde, enfin Kobaïa et Ehn Deiss en rappel. 

Si Félicité Thösz constitue une entame plus "douce", excusez les guillemets, son lyrisme et la constante mélodique qui imprègnent cette suite nous donnent à entendre un Magma plus apaisé, moins martial et froidement solennel comme il le fut de 73 à 74. La beauté limpide des parties s’enchaînant comme par miracle, servies par des chœurs à l’unisson, offre à Christian Vander, déjà 77 ans, une oasis de repos et de calme méditatif, même si la composition ne manque pas d’allant. Et de se faire cette réflexion. La musique de Magma se distingue ainsi par son caractère protéiforme, sa diversité de rythmes et de motifs offrant cette liberté incroyable de s’adapter aux contingences de chacun. C’est une musique si riche qu’elle pourrait être réarrangée à l’infini, sous la forme de légions symphoniques ou d’une cavalerie légère. Ainsi pourrait-elle s’affranchir des effectifs et des instruments, enfilant les habits qui conviennent aux états et aux humeurs du groupe, quand les chairs seront lasses. On se rappelle l’étonnante revisitation de MDK à Pleyel il y a de cela deux ans. Magma s’inscrit donc dans l’éternité et l’on imagine aisément que ces classiques seront à coup sûr rejoués par de futurs musiciens et là, on ne parle pas de tribute bands mais bien de solistes formés à cela. Zappa aspirait à ce grand projet qu’il réalisa au travers d’une discographie monstre allant du rock californien au jazz fusion en passant par la musique contemporaine. Qui d’autre peut faire valoir pareille ambition ? Vander et sa famille, oui. Définitivement. 

Le second set démarra avec Köhntarkösz Anteria et le public fut heureux de retrouver la vigueur de Vander derrière ses fûts, en maître incontesté de la musique kobaïenne. K.A. est une composition somme qui rassemble tout ce que fait la grandeur de Magma : les chants, une certaine violence ou intensité musicale, la virtuosité où chaque élément prend la suite du précédent sans jamais lui nuire, la soul américaine, ce groove de velours que l’on ne soupçonne guère chez Magma alors qu’il fait partie de son ADN et le jazz rock bien sûr où les claviers, Fender et Moog en tête, jouent les brise-glace. On voit Vander faire jouer la force, cette énergie vitale au sens propre qui bat dans ses tempes. Mais rien de vindicatif dans son geste. Plutôt, dirons-nous, une sorte de joie incantatoire, une foi inébranlable, la certitude qu’il est sur la bonne route, que Magma est son destin et que lui, Vander, est partie intégrante de Magma. Il en est le noyau. Avec Stella qui n’était pas là et auquel le groupe a dédié sa performance. Et puis ce fut le miracle. Au moment du segment « Les musiciens du bord du monde ». Ce passage fit la part belle à la soul d’Otis, cette spiritualité infinie qui irrigue le cœur en fusion de Magma. Qui le met en mouvement. À cet instant précis surgit de la mémoire un visage disparu mais familier, celui d’un vieil homme aux cheveux blancs et aux yeux d’un bleu métal, avec ce sourire discret mais qui en disait long sur sa bonté. « Alléluia » retentit doucement, comme une caresse, c’est à l’évidence une prière que le disparu et votre serviteur ont entendu. Plus grande était l’émotion pour l’avoir vécue au côté d’un autre être cher, lui bien vivant. La musique de Magma, dans ses inflexions presque religieuses, fait naître ce genre d’expérience. 

Le rappel vint comme à l’accoutumée après une ovation bien méritée. Deux morceaux suffirent à nous faire atterrir sans heurts, un peu bousculés certes par ce trop-plein de sentiments, merveilleux et confus, qui caractérise Magma. Merci, Vander et les tiens de nous offrir ce cadeau. À vie, à mort et après… 

Magma au Grand Rex (16 mai 2025)

 

 

 

 

 

 

 

 


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