Juger un film c’est questionner la représentation que l’on se fait d’un artiste, ici Bob Dylan. Est-ce la bonne version du mythe ? Son look est-il conforme à l’iconographie de l’époque, son visage épouse-t-il les traits de l’homme, le vrai, celui des pochettes, des photos s’étalant à l’intérieur des vinyles ou à travers les pages de la presse rock ? A Complete Unknown n’est pour sûr pas un grand film ou un biopic authentique, taillé dans le bois de la vie, collant aux faits, mais il possède un mérite et un seul. Celui de capter, non, de montrer la vitalité des Sixties, ce moment dans l’histoire des musiques populaires où tout semble s’inventer comme par magie. Et Dylan semble être celui par qui ce petit miracle se produit. Le réalisateur a d’ailleurs choisi à dessein une période précise de la vie du singer-songwriter, ses débuts à New York jusqu’à l’Annapurna de la popularité que fut l’année 1965. Parmi les quelques qualités du film, le fait que, pour parler directement, franchement… Ça joue. En permanence. Comme si ces deux heures et dix minutes n’étaient pas une fiction mais un concert. On voit se dérouler sur écran les chansons qui ont fait la gloire de Dylan et que nous connaissons toutes. On peut lire en sous-titre les paroles et redécouvrir à quel point Dylan était et continue d’être un auteur au sens propre du terme, une sorte de Shakespeare folk. La richesse de sa poésie, la complexité des associations de mots, le caractère iconique des refrains, aussi affutés et ciselés que des slogans, tout ça nous parait évident. Comment a-t-il fait ? D’où vient cette intarissable inspiration, cette capacité à écrire sans relâche ? De son savoir encyclopédique du blues et des musiques folks d’abord. De sa mythomanie ensuite. Dylan est l’homme de l’invention totale, il crée de jour comme de nuit tout en couchant sur la page blanche le récit mouvant de sa propre histoire. Selon ses mots, il peut être à la fois Dieu, un bon père de famille avec ses huit marmots, un clochard de province, loqueteux ferroviaire, un enfant sans parent, quelqu’un qui a appris par lui-même l’art de jouer de composer. Bob Dylan qui s’appelait en fait Zimmerman était la première de toutes les créations, la chanson originelle, l’œuvre matricielle.
Et paradoxalement, ce n’est pas A Complete Unknown qui explore le mieux cette facette, mais la peinture de Guy Peellaert, Superstar Bob Dylan, imaginée dans le cadre de la série Rock Dreams. Là est le vrai Dylan, c’est-à-dire le Dylan devenu mythe de son vivant, le symbole que représente l’artiste à la chevelure d’astre ébouriffée. Le Dylan de 66 à l’arrière d’un taxi filant droit dans un New York futuriste, emmitouflé dans un vison et caressant un chat. Clin d’œil évident à la pochette de Bringing it all back home. Dylan glam et rimbaldien, rock et mutiquement folk. L’esprit vicieux à l’origine de Like a Rolling Stone qui sera le tremplin des Just like a woman, Absolutely Sweet Marie, Most Likely You Go Your Way (And I'll Go Mine), toutes ces étourdissantes chansons, séduisantes et romantiques, folkloriques au sens de pittoresques, et qui constituent notre panthéon universel. Dylan est tout à la fois gardien de l’orthodoxie et loup dans la bergerie. Sans lui, ni Byrds ni Fairport. Pour en revenir au film de Mangold et sans faire l’inventaire de ce qui marche et de ce qui ne marche pas, la force du réalisateur est d’avoir fait du Newport Folk Festival de 65 un enjeu dramatique. C’est la séquence qui clôt le film, c’est le coup de couteau du tueur en série que l’on attend non sans frissonner, mieux c’est la révélation de celui qui se cache sous le masque du tueur. Au moment où il quitte la scène, après avoir joué ses trois morceaux électriques, nous savons que Dylan sait. Ce set écourté fait déjà figure de tsunami. Rien ne sera plus comme avant, doit-il se dire caché derrière ses lunettes de soleil, avant d’enfourcher sa moto et de quitter les lieux dans un vrombissant bruit de mécanique destinale. Comme un ultime symbole. Une pétaradante ironie. En 65, Dylan demeure à lui seul l’équivalent des Quatre de Liverpool. Le jeune homme poupin, respectueux des dogmes, a désormais le visage émacié et hautain d’un artiste qui vient de les éclater d’un seul coup de Beatle Boot. Il file à toute allure vers son avenir. Il ne sait pas que celui-ci sera fait de revirements, qu’il roulera cahin-caha comme un vieux wagon à travers la pleine. À ce stade, en 1965, il lui est parfaitement inconnu.
A Complete Unknown, James Mangold
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