Si on voulait être taquin, l’on dirait sans sourciller qu’en matière de pop et de rock, Liverpool, Manchester, Newcastle, Sheffield, Birmingham, Canterbury bien sûr, valent autant si ce n’est plus que Londres, l’orgueilleuse capitale, elle-même subdivisée en chapelles (Denmark Street, Camden Town, Muswell Hill, Ladbroke Grove, Chelsea…). Pour l’exprimer autrement, la notion de province, avec ses aprioris négatifs, résonne moins, voire pas, dans l’inconscient collectif britannique, alors qu’en France, il en est autrement. Malgré les villes et les scènes, toujours plus nombreuses, la suprématie parisienne semble toujours s’imposer. Voilà que sur cette carte des clichés culturels et géographiques, Ange a tracé plus qu’un chemin, un sillon.
On aurait tort de résumer la formation franc-comtoise à des Genesis hexagonaux. Ils n’en ont ni l’univers ni la poésie. C’est que Ange a su, contre toute attente, créer un style qui ne tient qu’à lui et qui s’est approfondi d’un album à l’autre, depuis leur début remarqué avec Caricatures en 1972 à Par les fils de Mandrin sorti en 1976. Entre temps, il y eut quelques disques signifiants dont Le cimetière des arlequins et Au-delà du délire mais Par les fils du Mandrin incarne une forme de perfection, cette fascination pour des récits quelques peu ruraux – il est question ici de rendre hommage au bandit de grand chemin Louis Mandrin bien que le groupe n’aborde jamais son histoire –, transfigurés par le verbe très écriture automatique de Christian Descamps. Ange se distingue par un formidable amalgame en rock progressif, dont les rythmiques trouvent ici une force plus nette que sur les précédents Lps, et folklore de chez nous, pardonnez l’expression un brin désuète et chauvine. Mais chez Ange point d’esprit cocardier mais bien cette compréhension du terroir. Oui la musique d’Ange est terrienne. On la perçoit dans Au café du colibri et dans l’harmonica de Ainsi s'en ira la pluie. Bien sûr, le son de l’orgue trafiqué par Francis Descamps et que l’on reconnait immédiatement la marque de fabrique de Ange, la guitare puissante et élégante, les envolées planantes et les interludes acoustiques où la délicatesse point au coucher du soleil (Autour du feu), sont des caractéristiques qui séduisent d’emblée et confèrent à cette musique toute la modernité à laquelle elle pouvait prétendre en cette moitié de décennie 70. Ange choisit pourtant de s’éloigner un peu de ses racines agraires et "médiévales", mettons ce dernier terme entre guillemets qui n’a strictement rien à voir avec la musique d’un Jethro Tull pour ne citer que lui.
Saltimbanques qui referme cette première face pourrait renvoyer à cette musique de page, de trouvère facétieux, mais l’humour des textes, les rimes qui virevoltent au-dessus du feu de camp comme des flammèches éphémères affranchissent la chanson de son fardeau référentiel. Des yeux couleur d'enfants ouvre la seconde face avec vigueur. On saisit à quel point la proposition artistique d’Ange est passionnante, riche, subtile mais entraînante. On n'y échappe pas car telle est sa nature… Ensorcelante. Surtout, elle s’avère éminemment mélodique. Chez Ange, la démonstration n’est pas un crédo, la séduction doublée de l’émotion recherchée, si. Voilà pourquoi le charme opère. Nulle manière ou forme de prétention ne guide les cinq musiciens, juste l’envie de parcourir le terrain de jeu qu’ils ont préalablement défini, la carte qu’ils déploient et sur laquelle ils progressent ; n’est-ce pas le principe du rock dit progressif ? Écoutez donc Atlantis les géants de la 3e Lune. Derrière la forme déclamatoire, parfois naïve et qui a légèrement vieilli (qui produit aujourd’hui une telle musique ?), la magie n’est jamais loin. L’intention peut prêter à sourire, le résultat emporte l’adhésion pour sa rigueur, la fidélité à sa ligne, celle de l’authenticité. Le groupe conclut ce très beau disque de la plus élégante des manières, par cet Hymne à la vie à la mélodie bouleversante et la simplicité biblique de son entame. Ange peut être pop quand il le veut. Petit à petit un autre thème s’installe qui nous emportera telle une fusée imaginaire vers le grand final, à la neuvième minute et cinquante et unième seconde !
Ange fait partie de ces groupes prog ou rock qui continueront d’enregistrer – avec plus ou moins d’inspiration – et de tourner pour le plus grand bonheur de leurs fans. Au fil des changements de line-up, la formation de Christian Descamps aura atteint l’âge vénérable des vieux paysans matois, c’est-à-dire 56 ans. Et si le génie s’est estompé, la belle sincérité est encore de mise. N’oublions pas que Ange tire son origine des orchestres de bal. On retrouve cet esprit populaire dans ces fils-là, enfantés en l’an de grâce musicale 1976.
Ange, Par les fils du Mandrin (Phillips)
https://www.youtube.com/watch?v=dAtWHFUG824