Mothersfuckers of Invention

par Adehoum Arbane  le 02.04.2024  dans la catégorie C'était mieux avant

On la connaît l’antienne du “c’était mieux avant”. Un brin réac. Encore que. Les années soixante furent bien celles d’un haut potentiel créatif, là où l’imagination ne connaissait aucune limite. On pourra citer Sgt. Pepper’s des Beatles, plus que Revolver ou l’Album Blanc d’ailleurs mais ces albums, pour fondamentaux qu’ils soient, ne sont rien en vérité. Comme avec le cinéma bis qui s’autorisait tout un tas de transgressions inavouables, un groupe aura sans doute était le premier à repousser les limites, pas seulement du bon goût, mais surtout de la musique, au sens de ce que l’auditeur était capable d’écouter, voire d’endurer. On penserait au Velvet, eh bien non ! Ce sont les Mothers Of Invention, premier groupe séminal au sens érotique du terme qui mérite de loin, de haut, ce statut si convoité. Les Mothers auront sévi à diverses époques, mais on retiendra ces trois années mythiques, de 1966 à 1968 avec comme acmé le cru 1967, le fameux summer of love des hippies californiens, les Plastic People. 

Le 26 mai 1967, les Mothers publient le bien nommé Absolutely Free, second opus qui pousse un peu plus loin mais avec plus de cohérence la veine initiée sur Freak Out! et même si l’album original s’arrête sur le duo absurde de Brown Shoes Don’t Make It/America Drinks & Goes Home, privant la seconde face de Big Leg Emma et de Why Don'tcha Do Me Right, celui-ci apparaît bien comme l’œuvre la plus puissante de Zappa. La plus puissante, l’adjectif est sans doute exagéré compte tenu des qualités de Freak Out!, il n’en demeure pas moins qu’un tel disque ne pourrait plus voir le jour en 2024, date où nous écrivons ceci. C’est bien pour rendre solennelle cette déclaration que nous fixons ainsi, contre toute logique, cette borne temporelle. Il existe donc des différences entre la version vinyle et la réédition CD que tout le monde, enfin presque, connaît. Cependant, ce détail ne compte pas à l’heure du jugement. La première face intitulée « Absolutely Free » offre un démarrage en absurdie plus que remarquable qui fera de Zappa le Groucho Marx de la pop et pas uniquement pour la moustache et la drôlerie du propos. Car à l’évidence, Zappa se moque ici des hippies de San Francisco – il ira encore plus loin dans la diatribe sur son LP suivant We're Only In It For The Money. Contrairement au double LP précédent, tous les morceaux sont liés, donnant à cette face A une harmonieuse plasticité, une continuité sinueuse, quand bien même Zappa et ses camarades explorent des genres opposés. Ici, malgré tout, un certain psychédélisme qui ne dit pas son nom, infuse les premiers titres, infuse au sens où il ne convoque pas tous les colifichets habituels. Chez Zappa, le baroque et le jazz ne sont jamais bien loin, ils lorgnent ce rock nouveau que les Doors lancent à grand renfort de tubes. La marque de fabrique du maître est bel et bien de phagocyter cet édifice. Ainsi va-t-il ponctuer Amnesia Vivace de « Lalala » étrangement comiques. Tout est de ce ressort sur cette première mi-temps dont l’apothéose s’incarne dans le prélude végétal de Call Any Vegetable et Invocation & Ritual Dance Of The Young Pumpkin (avec en final Soft-Sell Conclusion). Nous sommes en 67 et personne n’avait jamais encore osé pareille digression instrumentale. Alors que les Mothers ne sont pas à proprement parler des virtuoses, Invocation & Ritual Dance Of The Young Pumpkin offre à Zappa un fabuleux écrin aux folies qui se promènent dans son esprit génial. 

La face B poursuit sur un ton en dessous, pas en matière de constance, mais c’est le moment du disque où Zappa s’adonne à ce que Tex Avery faisait dans ses cartoons. Une succession anarchique de saynètes délirantes et à ce stade, American Drinks n’en est qu’un avant-goût encore timide bien que déjà totalement psychiatrique. Toujours collés sans aucune autre logique que les moyens du studio, Status Back Baby et Uncle Bernie's Farm se prolongent dans un climat de folie totale et de happening musical et Son Of Suzy Creamcheese ne vient jamais perturber cette volonté d’irréalité revendiquée. Brown Shoes Don't Make It démarre par un riff pseudo-bluesy avec des voix caverneuses en contrepoint. Premier break débile servi par des voix féminines tout en imitation névrotique. Retour au thème puis nouveau break théâtral. À ce moment de l’écoute, on se rend compte que toute tentative de créer un morceau, au sens classique du terme, paraît vaine, tout du moins ridicule, Brown Shoes l’étant largement dans ses choix esthétiques et conceptuels. Ainsi va Frank Zappa. Bien avant le prog, il fut le premier à insérer dans un morceau de sept minutes une dizaine de mini-sections, témoignages de ses fascinations varésiennes. 

Les Mothers nantis de leur leader sont les seuls à exprimer au mieux l’esprit du Sunset Strip et du Nouvel Hollywood, dont parle d’ailleurs Quentin Tarantino dans son livre Cinema Speculation. Même face à l’horreur la plus totale, dépeinte à l’écran dans des tonalités criardes, le public rirait aux éclats. Absolutely Free représente cet aboutissement pop, mais au rire il ajoute tout le sérieux de la musique et de l’écriture. À cette époque, aux USA, qui pouvait en produire autant ? 

The Mothers Of Invention, Absolutely Free (Verve)

absolutly-frea.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=bMdIiy8tMcs

 

 

 

 


Top