Ratledge of time

par Adehoum Arbane  le 30.01.2024  dans la catégorie C'était mieux avant

Depuis l’Antiquité, la chevelure – qui plus est longue – représente un symbole de pouvoir. Prenez Samson, que Dalila réduisit à l’impuissance par une simple coupe de cheveux. Par capillarité, venons-en à la pop. Là, vous objecterez qu’en la matière, ce n’est pas le plus petit dénominateur commun, exception faite de Lou Reed qui n’avait guère l’allure d’un hippie. Bref, dans les sixties-seventies, les hommes tout comme les femmes (hormis Julie Driscoll) portaient le cheveu long. Soyeux, bouclé, frisé, raide, sale, frangé ou non, mais bel et bien long. Parmi tous ces noms, émerge celui de Mike Ratledge, clavier de Soft Machine. Chez Ratledge, la chevelure, fine et droite, s’accompagne d’une frange reposant sur des lunettes de soleil rectangulaires, ce qui lui donnait un air impénétrable et une mine sévère.

Or ces deux qualificatifs définissent parfaitement bien la musique du groupe, surtout à partir de Third jusqu’à, disons, Seven. Notons d’abord qu’aucun des disques de la Machine Molle, même lorsque Wyatt en était la figure de proue, n’a de titre à proprement parler. The Soft Machine a rapidement cédé la place à Volume Two, encore assez descriptif pour définitivement migrer vers ThirdFourthFifthSix et Seven, symbole de l’évolution du groupe vers le jazz rock le plus déshumanisé. Et bien évidemment, c’est à Mike Ratledge que l’on doit cette mue symbolique. Sur Bundles (paquets, liasses, baluchons ou fagots, à vous de voir), il est encore là, mais en sursis. Il finira par lâcher le groupe qui, lui, continuera de gentiment se perdre en chemin. Au fil des ans et des albums, l’entité Soft Machine aura délaissé plus que son préfixe, ce qui faisait son incarnation, pour ne devenir plus qu’une Machine sans âme. Ratledge se réfugie dans les zones obscures d’un sous-genre, la musique de films, programmes TV et publicités. Mais revenons plus en détail à ces deux moments. 

Composé dans la foulée de ThirdFourth le bien nommé montre les quatre membres aux recto et verso de la pochette. Au premier plan du recto, Ratledge, bras croisés, poignet de force, dans un pull sombre. Sa tête semble posée sur le buste. Derrière, comme un symbole, Wyatt paraît résigné, quelque peu usé par les tensions qui règnent au sein du groupe et que l’on retrouve évidemment dans sa musique. C’est là son énergie vitale. Au verso, Hugh Hooper est disposé à l’arrière-plan alors qu’il se taille la part du lion en termes de composition. Il signe ainsi le très beau Kings & Queens et toute la face B, soit les quatre parties de Virtually, titre ironique car la beauté qui s’en dégage est bien réelle. Ratledge a l’honneur de placer un titre en ouverture d’album. Teeth est admirable de maîtrise, même si l’on a beaucoup glosé sur la faiblesse de la production, assurée par le groupe. Sur un motif de basse et un éclat de Fender, Teeth démarre pour ne plus ralentir. Lui manque, ainsi qu’au reste de l’album, les fantaisies vocales de Wyatt mais ce dernier se rattrape sur les parties de batterie, toujours admirables. Fifth acte donc le départ de Wyatt. L’album brille par sa froideur mathématique, musique de lame de poignard. Ratledge prend le pouvoir avec quatre morceaux sur sept. C’est Pigling Bland qui rappelle le plus le Soft Machine de l’ancien temps, de l’année 70, et pour cause puisqu’il figure déjà dans les setlists de l’époque. Sur Six, Hopper survit et livre 1983, morceau qui annoncera sans le vouloir son premier album solo, 1984, paru la même année. C’est un album bancal, partagé entre le live et le studio. Seven est autrement plus intéressant parce qu’au-delà de son abstraction compassée, il convoque une certaine forme d’émotion, comme l’heureux souvenir des mélodies d’antan. On y trouve de belles choses comme Carol Ann sur la face A et Penny Hitch sur la face B. 

Le deuxième moment qui ressemble le plus au masque marmoréen de Ratledge est la bande originale qu’il écrit pour le film Riddles of the Sphinx, composée de dix séquences obsédantes qui s’inscrivent dans ce que produit alors l’Allemagne pop. Dans ces boucles minimales, on reconnaît les prémices que furent l’intro et l’outro de Out-Bloody-Rageous. Ce disque s’avère remarquable à deux titres. Un, Ratledge utilise un prototype de synthétiseur créé par un ami à lui, Denys Irving. Les passages musicaux sont mixés à des bruits naturalistes, des dialogues tirés du film. Le résultat n’en est que plus saisissant même si l’on se trouve doucement saisi, figé dans un entêtement permanent, coulé dans une ambre malléable, celle des musiques électroniques qui ont alors le vent en poupe. Deux, le métrage en lui-même. Il s’agit d’une œuvre expérimentale, assumée comme féministe, et réalisée par Laura Mulvey et Peter Wollen. Ambitieux, le projet montre à quel point Ratledge avait le souci de l’art, non de la posture. Aspect qu’on a pu lui reprocher avec la production seventies de Soft Machine. 

Ainsi, malgré sa taille (Wyatt paraissait un petit ludion facétieux à côté), sa mine sérieuse le rapprochant parfois d’un Peter Fonda moins tendre, réservé derrière sa panoplie humaine de jazzman intransigeant, Ratledge est finalement autre. Il devait sortir de l’ombre pour apparaître dans la lumière charnelle qui révèle les natures les plus profondes. Pas celle d’un théoricien de la musique mais bien d’un explorateur des musiques et dont l’humilité a pu nourrir cette image de despote ténébreux et calculateur. Dans une archive de l’INA, on voit Soft Machine en train de répéter les sessions d’enregistrement de Fourth. Dans l’espace exigu du studio, les musiciens semblent se rapprocher, faire fi des dissensions pour donner à la musique sa force organique. Chacun y soumet ses idées, on rit, on écoute cependant, puis on rejoue, on expérimente, on peaufine. Là est l’essence d’une œuvre. Et ce portrait de finir là où il n'avait pas commencé. À contre-sens presque. Comme un visage jamais vraiment statufié, cachant ses émotions mais se surprenant à changer quand celles-ci sont plus fortes que tout. Un visage est comme la musique : une création en mouvement. 

Mike Ratledge, Soft Machine de 1968 à 1975 (Probe, CBS , Harvest) - Riddles of the Sphinx (Mordant Music)

 

 

 

 


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