ELP, tare ou Tarkus ?

par Adehoum Arbane  le 12.09.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

La Fontaine des lunatiques, d’André de Richaud, s’impose silencieusement comme une œuvre admirable. Cette histoire brève mais puissante, dont la prose scelle l’alliance de la poésie et du roman, fit en son temps l’effet d’un choc esthétique. André Breton ne s’en remettra pas, lui qui connaissait les arcanes poétiques pour les avoir expérimentés dans son récit, Nadja. Sans revenir sur cette œuvre, du moins en faire méthodiquement l’article comme le ferait un critique littéraire digne de ce nom, un élément du récit sur la fin doit attirer l’attention. Pour résumer, La Fontaine des lunatiques évoque les destins croisés de trois personnages, trois générations d’hommes, un fils, son père et un grand-père sur le déclin et dont la mort presque annoncée bouleversera l’ordre figé de leur vie. Quand le fils quitte la maison familiale pour débuter sa propre quête amoureuse (et donc initiatique), le père, fou de piano, se lancera dans la confection d’un orgue d’argile fonctionnant grâce au vent. On l’imagine aux commandes de cette machine incroyable et l’on songe à un être de chair et de sang, un musicien, un vrai : le pianiste organiste anglais Keith Emerson. 

Rien qu’à lire ce nom, beaucoup auront fui cette chronique, mais ce n’est pas grave. S’ils se privent d’un moment intéressant, d’un point de vue, ils boudent aussi une musique pas si démonstrative qu’on le pense, surtout celle que l’artiste développera au début des seventies, en trio : Emerson, Lake & Palmer ou ELP. On pense aussitôt au cri de secours (help !), pas tant à l’album des Beatles, et c’est bien dommage. Oh, ELP ne pratiqua jamais l’art de la pop, même si Keith et Greg savaient écrire des chansons, Carl se contentant de battre le rythme. Dans l’abondante discographie du groupe, un disque émerge, énorme en soi mais jamais indigeste : le simple Tarkus. Comme le voulait la mode en ces années prog, Tarkus se divise en deux faces, une première avec une suite remplissant jusqu’au dernier sillon, la seconde composée de morceaux plus ramassés, plus mélodiques aussi. Manière de se laver de ce déferlement de sons, de sections, de soli et de breaks. Car ainsi va Tarkus, le morceau-titre. Au-delà de la musique, tempétueuse et vindicative – voir le visuel du disque, un tatou tank –, on imagine l’infernal instrumentarium que Keith Emerson déploie pour l’occasion, un gigantesque orgue d’argile qui serait autant mû par l’homme que par les éléments déchaînés. D’ailleurs, qui des deux l’est le plus ? Emerson lance l’assaut dès les premières notes et sa bataille imaginaire, reproduite à l’intérieur de la pochette gatefold, durera jusqu’à la dernière seconde, même si surgissent de façon calculée des parties d’apparence plus calme, chantées admirablement par Lake qui n’a jamais aussi bien porté son nom, placide et impérial. 

Entre 1969, année de sortie du premier Crimson, et 1975, le prog rock se fera symphonique. Certes, cet emprunt conceptuel à la musique dite classique prend des atours différents d’un groupe à l’autre. Certains choisissent de s’accompagner d’un orchestre, d’autres usent du mellotron pour en reproduire les sonorités. Le reste s’essaie à différentes formes musicales, puisent dans l’esprit du symphonisme. Yes s’intéresse à la spiritualité extra-européenne, voire hindouiste, Genesis explore la poésie anglaise et s’inspire des tableaux préraphaélites, voire surréalistes. ELP procède de façon plus binaire et donc plus brutale. La démesure est son credo, mais une démesure à trois, ce qui fascine d’autant plus que la musique ne faiblit jamais. Et ce n’est pas la guitare électrique, dont Lake convoque les timides mânes qui donne à Tarkus tout son éclat, au sens littéral du terme. Les claviers démultipliés y sont pour beaucoup, même si la voix haute, bien que cuivrée, de Lake, et les percussions savantes et meurtrières de Palmer portent l’ensemble toujours plus haut. Il y a bien sûr dans ces vingt minutes et quarante-deux secondes des passages limite, tentation du mauvais goût que les musiciens freinent au dernier instant, saisis qu’ils sont par son importance. Si la face B commence bêtement par Jeremy Bender, pochade sous contrôle mais hors ton tout de même, la suite poursuit l’esprit de la face A sur un temps plus bref. Bitches CrystalThe Only Way (Hymn) et Infinite Space (Conclusion) s’enchaînent de telle manière, malgré la coupe franche, qu’on les croirait liés par le sang. The Only Way (Hymn) demeure sans doute la chanson la plus touchante du LP avec ses grandes orgues et son break jazzy façon Jacques Loussier. A Time and A Place brise cette suite délicate par des accents plus rock, rappelant ce qu’Emerson pouvait produire au sein de son premier groupe à succès The Nice, surtout sur The Thoughts Of Emerlist Davjac. C’est sur cette chanson qu’on se rend compte des talents instrumentaux du fier organiste. Dommage que l’album s’achève sur le ridicule Are You Ready Eddy ?, dédié à l’ingénieur du son Eddy Offord, sixième homme derrière Yes. 

Souvent moqué, ELP continuera de produire des disques toujours plus GRANDS et connaîtra de ce fait un succès planétaire. C’est cet aspect icarien de leur ambition qui les précipitera vers la porte de sortie, accompagnés de la main par la génération punk. De la vague progressive, on retiendra, non sans snobisme, quelques noms dont les plus à la marge : King Crimson, VdGG, les formations canterburiennes,  peut-être encore le Genesis peter gabrielien, jugé plus fréquentable que celui mené tambour battant par Phil Collins, le Yes des premiers âges. Mais point de salut pour ELP. Mais il ne faut jamais dire « fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! ». Alors, empressez-vous d’écouter Tarkus, de préférence, cul sec (petit conseil d’ami).

Emerson, Lake & Palmer, Tarkus (Island Records)

tarkus-3.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=WKNOlDtZluU

 

 

 

 


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