Ébaubi et Harmonie

par Adehoum Arbane  le 23.05.2023  dans la catégorie A new disque in town

Ah, les circonstances. Le fameux contexte. Résumons. Il y a des albums qui s’écoutent en K7 dans une voiture lancée à pleine vitesse sur une autoroute fantasmée au paysage kerouaquien. Il y a des albums qui s’apprécient sur chaîne hi-fi, le bouton du volume poussé le plus loin possible, comme si la notion de curseur n’existait plus. Il y a de ces albums qui passent en soirée, comme les trains dans la nuit ; on sait qu’ils sont là, qu’ils déroulent leurs gammes d’accords mais on n’y prête pas plus attention que cela et pourtant, on les as entendus, peut-être aimés. Il y a des albums qui s’écoutent religieusement à deux, parfois à trois, le plus souvent dans une chambre tapissée d’adolescentes espérances. Et enfin, plus important encore – c’est la catégorie au-dessus ! –, il y a des albums qui s’écoutent au casque, et donc seul. Égoïstement. Comme un trésor que l’on voudrait ne garder que pour soi. Le dernier Lp des incorrigibles Lemon Twigs, Everything Harmony, fait partie de cette ultime catégorie. 

Les Lemon Twigs. Deux frères, deux fils de musicien et de neuropsychologue, filiation qui explique quelque peu les nœuds au cerveau qu’ils se font à chaque nouveau projet d’album pour tenter de réinventer ou de perpétuer cette fichue pop. Pensez donc, depuis 70 ans qu’elle existe, cette dernière n’a semble-t-il pas encore livré tous ses secrets. Elle demeure un objet de curiosité entre les mains de nos deux jouvenceaux qui, fort de leur ambitieuse insouciance, s’évertuent à la revitaliser à grands coups de refrains mémorables et d’harmonies pures et parfaites. Sauf qu’ici, l’art est érigé en règle, en slogan, en promesse. Everything Harmony, le Just do it de la pop en 2023. Par ailleurs, précisons que ce sont une fois n’est pas coutume des Américains qui redonnent au genre ses lettres de noblesse, laissant les Britanniques à la ramasse, à la remorque de l’histoire. Everything Harmony s’avère cependant déroutant. Écouté à la légère, ce qui pourrait s’entendre s’agissant de pop music, l’album déroule sa logique de façon presque lisse, monotone. Il pourrait même faire bâiller. Uniforme du début jusqu’à la fin. Il est vrai qu’à l’inverse de ses trois prédécesseurs, il s’inscrit dans un cadre plus homogène, où les quelques morceaux entraînants se trouvent cernés de ballades où le sucre et la délicatesse masquent parfois, sans trop en abuser, une fine couche poudrée de mélancolie. 

Malgré son titre en horizon radieux, très Julie Andrews, Everything Harmony ne craint jamais d’aborder des sujets plus ombrageux comme la solitude, la dépression ou la maladie d’Alzheimer. Mais jamais il ne donne dans la misérabilisme, le pathos musical. C’est un fil tendu, fragile mais qui reste droit. C’était l’idée de base des frères D’Addario et leur réussite fondamentale : privilégier le tout harmonique et mélodique. Chérir les cœurs en soignant les chœurs. Et le disque de commencer étrangement par un morceau… de fin de disque ! When Winter Comes Around démarre pudiquement sur des arpèges de guitare pour finir en explosion instrumentale, rappelant les grandes heures de Bridge Over Trouble Water.Parler d’hiver quand on tutoie les sommets de la Sunshine Pop, voilà un sacré pied de nez. Et puis après c’est un enchaînement parfait, redoutable de singles aussi courts qu’efficaces : In My Head, Corner Of My Eye, Any Time Of DayWhat You Were Doing vient mettre un peu de rock (byrdsien) dans tout cela sans rompre le charme enchanteur des débuts. On pense au premier album des Nazz (encore et toujours l’influence de Todd Rundgren) et on aura raison de faire ce joli parallèle. I Don’t Belong To Me qui suit cette première face et Still It’s Not Enough qui court lentement en face B justifient à eux seuls le contexte et l’expérience d’une écoute, les oreilles bien calfeutrés dans les coussinets, le tête abandonnée aux caprices des Twigs, auteurs, interprètes et producteurs. Enfin, en guise de trait d’union l’étonnant Every Day Is The Worst Day Of My Life, boucle textuelle et dépressive qui s’enrubanne d’instruments et de chœurs. 

Tiens, sur la face b puisque nous y sommes, on commence avec What Happens To A Heart qui reprend les mêmes accents emphatiques que When Winter Comes Around mais sur un ton plus mélodramatique. Born To Be Lonely se plait dans ses beaux habits de valse désespérée ; la légende prétend que Brian l’aurait écrite après avoir vu Opening Night de Cassavetes. Comme pour nous remettre de ces récentes et ineffables émotions, les deux frangins envoient une pop song idéale, entre Love et R.E.M. : Ghost Run Free arrive à cocher ces improbables cases et plus encore. Quant à la chanson titre Everything Harmony, elle nous apparait comme un authentique manuel de pop ouvert à la toute première page, forcément blanche, et resplendit jusqu’à la fin. La fin car il faut toujours qu’elle arrive, hélas (mais avec un album, l’on peut toujours appuyer la touche « play »), vient avec New To Me dont le motif décomplexé fait écho à celui du premier morceau. 

Au casque, on ne perd pas une miette de cette sentimentalité débridée comme un moteur, trafiquée comme un drogue vers laquelle on revient, encore et encore. C’est la magie de Everything Harmony et le génie des Lemon Twigs. Ils ont tout donné sans pour autant donner l’impression de s’épuiser. C’est qu’ils ont choisi la dentelle et travaillé les voix afin que leur musique ne se cantonne jamais à la simple démonstration virtuose. La pochette semble aussi incarner cette volonté de se poser et son clin d’œil – habile ou inconscient – au troisième album de Corporation (1969) et au premier et unique Lp de Hackamore Brick (1970) n’en finit pas de nous renseigner sur le degré d’érudition des frères D’Addario. Déjà le quatrième album et on a déjà hâte d’entendre la suite, pas encore repu. Nos deux brindilles viennent de Long Island qui serait alors une superbe métaphore de leur Œuvre : une île démesurée au milieu d’un océan d’harmonies. Vocales, bien entendu.

The Lemon Twigs, Everything Harmony (Captured Tracks)

2023-everything-harmony.jpg

https://www.deezer.com/fr/album/403370057

 

 

 

 


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