Harvest, moisson du ciel

par Adehoum Arbane  le 28.02.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

L’enfance est la période de l’existence où se forge l’imaginaire. Constat universel qui doit concerner à peu près tous les êtres humains de la planète, d’où qu’ils viennent. Géographiquement, culturellement et socialement. En France aussi. Il faut remonter le ruisseau de la mémoire où l’eau vive de nos souvenirs bouillonne sans cesse, pour s’en convaincre. Enfants, nous attendions avec une impatience à peine feinte les mardis, pas tant parce que les lendemains chantaient (nous n’avions pas école), mais parce que le mardi, nous pouvions regarder la télévision et La dernière séance, diffusée en programme long sur FR3. Deux films anciens, souvent américains, reliés en un trait d’union improbable par deux Tex Avery. C’était pour reprendre les mots de FOG dans le volume deux de son Histoire intime de la Vème République, la belle époque ! Et c’est ainsi que le western a fait son apparition dans le paysage culturel français avec ses codes : ses shérifs, ses desperados, ses duels aux colts dans des ruelles désertiques où roulaient parfois des virevoltants, ses immenses vallées sauvages où des montagnes arides venaient chahuter un ciel d’azur tendu, limpide, immaculé. 

Né du cerveau fécond d’un canadien – qui s’y connaissait un peu en démesure géographique –, Harvest a imprimé sa marque indélébile dans les mémoires adolescentes. Mieux, il a fait son chemin en vieux cowboy bourru jusqu’à maintenant. Tout en lui respire cet esprit conquérant, cet Ouest fantasmé, de sa pochette beige au soleil orange et au fin lettrage d’antan jusqu’aux dix chansons, pas une de plus, qui lui donnent sa consistance. Au-delà de l’analogie facile, mais pas injustifiée, Harvest de Neil Young est l’un des quelques albums, dans cette plantureuse histoire de la pop, à être resté, contre vents et marées – celles du snobisme –, sans que son auteur ne l’ait d’ailleurs anticipé. Alors que les chansons les plus connues demeurent sans conteste “Heart Of Gold”, “Old Man” et “Alabama”, les deux premiers titres l’imposent déjà dans son statut de panthéonisable. En vingt petites secondes, “Out On The Weekend” nous dit déjà que Harvest sera l’album de l’éternité, de la vie après la mort. Et pourtant Harvest étonne. Tout d’abord placide – ce country rock gentiment laid-back –, il se pique d’inventivité. On y trouve des ballades alanguies, des pop songs symphoniques, du rock débraillé et des confessions aussi intimes qu’acoustiques. Bref, ce n’est pas ce bloc d’unité que l’on croit entendre, idée que la légende des décennies aura patiemment façonnée. Sans doute parce que son créateur n’est pas vraiment celui qu’on croit. Neil Young est peut-être grincheux, il n’en demeure pas moins romantique. Il avait d’ailleurs annoncé la couleur sur Buffalo Springfield Again. Il est capable de commettre “Mr Soul”, rock sec et abrasif, et de s’adoucir sur le délicat “Expecting to Fly” ou de s’appesantir sur l’ambitieux “Broken Arrow”. Il suffit de le voir dans le documentaire Harvest Time ; allongé dans la prairie qui entoure la ferme où le groupe enregistre l’album, en train d’écouter l’une des nombreuses prises de “Words (Between The Line of Age)” dont les notes se dispersent dans l’écho naturel de l’espace ; en train de remercier les musiciens de l’Orchestre symphonique de Londres qui l’ont accompagné sur “A Man Needs A Maid” et “There's A World” ; en pleine interview à la radio de Nashville avec l’animateur star puis avec le Boy-Wonder Gil Gilliam, petit gamin sûr de lui qui parvient à sonder Neil Young autant qu’à l’attendrir. 

Chacune de ces chansons comme celles que nous n’avons pas encore citées, sonne familière, et c’est peu dire qu’elles nous ont accompagnés. Elles constituent dans leur ensemble une mythologie à l’image de ce Western qui nous aura tant fait rêver. Nous connaissons ses refrains comme autant de répliques devenues légendaires. « Le monde se divise en deux parties… » Mais sur Harvest, Neil Young touche à quelque chose de profondément américain lui qui est canadien. Le disque synthétiserait L’homme qui tua Liberty ValanceIl était une fois dans l’OuestLa horde sauvageJeremiah Johnson et Josey Wales hors-la-loi. Le romantisme de Neil Young est aussi là, dans ce syncrétisme diffus, inconscient. Il existe bien sûr dans le faste de “A Man Needs A Maid”, “There's A World” ou, dans un genre différent, plus électrique, “Words (Between The Lines Of Age)”. C’est sans doute avec “The Needle And The Damage Done”, morceau enregistré en concert, que l’art de Neil Young se fait évidence. Dans ces quelques notes, ces accords et les mots qui nous parlent avec une sincérité crue de la drogue, de l’addiction et de son triste corolaire, la mort. Alors que tout Harvest est une ode à la vie, à la beauté simple de la nature, celle où vit Young et que l’on découvre en visiteur chanceux dans le documentaire précité. 

Dernier point, en cohérence avec le cadre privilégié où les chansons furent enregistrées – hormis celles en studio à New-York où l’on voit toute l’orfèvrerie de production, les chœurs en re-re avec ses copains Crosby, Stills et Nash respectivement sur “Alabama et “Words (Between The Line of Age)” –, les chansons de Harvest peuvent exister sous la forme la plus aride sans jamais perdre en intensité tant leur simplicité biblique émeut. On a pu le constater en découvrant les archives du Loner, notamment les quelques concerts donnés entre 70 et 71, au Massey Hall de Toronto et au Shakespeare Theater à Stratford. On imagine que dans le public, plus d’un admirateur s’essaiera à les rejouer dans l’intimité de sa chambre. Comme si Harvest, à sa manière, valait autant qu’un requiem Mozartien ou qu’une Polonaise de Chopin, œuvres de la réinterprétation par excellence. 

Aujourd’hui, avec toute la connaissance que nous avons de la pop en général et de l’œuvre de Neil Young en particulier, il est de bon ton de bouder Harvest et de lui préférer After the Gold Rush ou On the Beach. Nul ne conteste la valeur artistique de ces deux authentiques chefs-d’œuvre. Le succès trop précipité et l’abandon du backing band Crazy Horse au profit des Stray Gators, formation plus professionnelle, au jeu plus souple, moins rugueux que son prestigieux prédécesseur, explique sans doute ce relatif désamour. Et pourtant, entre 1971 et 1972, le jeune Young est déjà une étoile dans le firmament états-unien, tout comme Stills ou Crosby et même Nash qui connaissent leur apogée. À ce stade de reconnaissance, chacune de leurs œuvres (ManassasIf I Could Only Remember My Name et Harvest, la première), ne leur appartient plus. Ce disque de Neil Young a réussi le tour de force de s’arracher littéralement à son créateur. Harvest est à nous. Nous l’avons fauché, si j’ose dire, moisson oblige, nous avons récolté ce trésor dont les chansons nous rassasient chaque fois que nous les écoutons, dans un retour aux sources salutaire et au fond – pas tant indispensable mais – inéluctable. 

Neil Young, Harvest (Reprise Records)

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https://tinyurl.com/3jsnzkdn

 

 

 

 


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