The Soft Machine, ligne droite

par Adehoum Arbane  le 31.01.2023  dans la catégorie C'était mieux avant

Il paraît étrange qu’un groupe dont le nom est tiré d’un roman de William Burroughs, grand maître du roman drogué et de la Drogue, ne soit pas fondamentalement psychédélique, c’est-à-dire un groupe dont la musique serait mue par les substances hallucinogènes. En cela, Soft Machine ne diffère pas de ses homologues post-Beatlesiens, à l’exception d’un Pink Floyd dont la singularité le fit suivre un tout autre chemin, celui du space rock. En ces années 67-68, nombreuses sont les jeunes formations à explorer une autre voie faite d’excentricité et de surréalisme et dont la littérature fantastique anglaise fut le plus fertile terreau. En apparence, The Soft Machine baigne dans ces eaux qui coulent un voile mortel sur l’Ophélie de John Everett Millais, pour ne citer que cette œuvre. 

Que dire de The Soft Machine qui n’a pas encore été dit ? Parlons-nous d’ailleurs du groupe au line-up encore incertain ou de l’album qui sera enregistré à New York au mois d’avril 1968 et publié en décembre de la même année ? Le trio – déjà ! – se compose alors de Mike Ratledge à l’orgue, de Kevin Ayers à la basse et de Robert Wyatt, à la batterie et au chant, fonction qu’il partage avec Ayers dont la voie grave propose un judicieux contre-point. Au fur et à mesure des évolutions, Soft Machine se trouvera amputé de ce « The » qui le rattachait encore à une certaine tradition pop. Celle-ci d’ailleurs a toujours phagocyté le psychédélisme à la manière britannique, c’est-à-dire un rock psyché avec des manières. Et si ce premier album, un premier chef-d’œuvre, n’avait été que le signe annonciateur du futur de Soft Machine (la folie de Third) ? Même si le Lowrey de Ratledge ne sonne pas aussi radical qu’en cette année 1970, la musique que joue le trio (accompagné de Hugh Hooper et des chœurs de The Cake) pose les bases sonores telles des petites graines sur le champ d’expérimentation machinesque. Derrière l’extravagance, point la radicalité. “Hope For Happiness” en constitue la formidable matrice qui synthétise déjà, avec une étonnante maturité, tous les ingrédients. L’orgue psychiatrique, la batterie tout aussi dérangée, l’ensemble temporairement adouci par la voix de ludion romain de Wyatt. La basse sans être aussi vrombissante que celle Hooper relie ces divers éléments disparates mais cohérents. “Joy Of A Toy” est une pause pop très vite troublée par les sortilèges sortis des cerveaux de de nos jeunes musiciens, au point de se fondre dans la reprise du thème d’ouverture. Le tranquille mais inquiétant “Why Am I So Short? ” pave la voie royale mais terrible de “So Boot If At All” dont les sept minutes constituent déjà une première épreuve, tempérée par la douceur d’un rayon de cathédrale de “A Certain Kind”. Fin de face A. Le plus dur arrive. 

Face B. Malgré son allure de single, “Save Yourself” sonne déjà comme un “Facelift” précipité. “Priscilla” est l’élégant trait d’union menant droit vers “Lullabye Letter ». À partir de là, on entre dans un tunnel interminable, traversant des montagnes en leur cœur d’où suintent les sueurs d’une violence sourde, contenue. “Facelift”, encore, déjà là, tapi dans l’ombre. Conçu comme une boucle à l’infini, “We Did It Again” invente le krautrock alors que les hippies allemands arborent encore des coupes au bol et interprètent gentiment un simili rhythm and blues en songeant, c’est-à-dire en rêve, à l’avenir. Une minute avec “Plus Belle Qu'une Poubelle” et on en arrive à “Why Are We Sleeping? ”, plus soft que machine mais robotique malgré tout, merci à la voix caverneuse de Kevin Ayers. Can n’est plus très loin. “Box 25/4 Lid”, final en absurdie. Entre deux concerts, le groupe délesté de Ayers mais complété de Hooper, retourne en studio dès février 69 pour une session éclair d’un mois. Objectif, graver le Volume Two. Bond créatif dans vers la décennie suivante, sans y parvenir toutefois. Mais c’est bien là que l’orge de Ratledge croise le fer avec la fuzz, créant ce fameux son de Canterbury. Parenthèse ouverte, c’est sans doute Dave Stewart (Egg, Hatfield & The North, National Health) et David Sinclair (Caravan) qui incarnent le mieux cette identité ! Le temps d’une introduction pataphysique, Soft Machine envoie les toutes aussi fameuses “Rivmic Melodies”. Comme entrelacés d’interludes dada (“Hulloder », “Dada Was Here”, “Thank You Pierrot Lunaire”), “Hibou, Anemone & Bear” marque une nette avancée même si des esprits chagrins affirmeront que Two et Third pâtissent de leur production. Comme pour le précédent album, c’est à la face deux qu’il revient d’incarner le tournant de la rigueur et “As Long As He Lies Perfectly Still” comme la suite “Esther’s Nose Job” ne démentiront pas cette affirmation. Rien d’étonnant si les initiales du groupe sont SM. Tout n’y est que tension en arc sonore et en déflagrations organiques. Volume Two c’est une sorte de “Welcome Green Brick Road” avec au bout ce troisième Lp, consacré Magnum Opus, avec deux disques et un titre par face !

On croit que l’esprit dadaïste a disparu de Third mais non. Certes il souffle encore sur les braises vocales de “Moon in June” mais pas que. On le découvre d’abord dans ce montage entre deux prestations live, le tout remixé en studio pour la cohérence de l’ensemble. On le retrouve ensuite dans l’intro et l’outro du dernier titre, avec ces boucles électroniques façon odyssée de l’espace en home-studio. Mais ce surréalisme pas tout à fait moribond se lit ailleurs. Dans la tracklist. Car on aurait pu appeler “Facelift” “Out-Bloody-Rageous” et inversement. Sur le premier morceau, le “Out » correspond au choix de l’enregistrement live. Quant au Sanguin et au Rageur, il suffit de subir le morceau dans son entièreté pour comprendre qu’il ne s’agissait pas là d’une vaine promesse. Le Lifting semble creuser ici des sillons inguérissables, des crevasses dans la chair du disque. En revanche, le morceau final semble ondoyer à l’image de la chair que l’on malaxe délicatement avant de la tendre définitivement. Tout cela relève bien de la pop dans un esprit jazz comme The Soft Machine relevait du jazz dans un esprit pop. Deux engrenages s’attrapant, s’actionnant au service d’une machine décidément plus humaine qu’il n’y paraissait jusque-là. 

The Soft Machine, The Soft Machine (Probe)

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