La boucle est Buckley

par Adehoum Arbane  le 06.12.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Tim Buckley, cet autre enfant aux semelles de vent. Quel rapport me direz-vous entre un chanteur pop américain du vingtième siècle et un poète français dix-neuvièmiste ? Entre la Californie radieuse des sixties et le ciel de plomb, très fin de siècle, des Ardennes ? Entre Buckley et Rimbaud donc ? La jeunesse peut-être. Son exubérance notable, palpable. La mort aussi.  Nos deux figures ayant été fauchées dans le champ fécond où pousse la fleur de l’âge. Le premier point qui les oppose est étrangement la poésie. Rimbaud la pratique dans les mots – et quels mots ! – quand Buckley la délègue (à son ami Larry Beckett). Le chant pourrait les rassembler. Tim Buckley écrit et chante des chansons toutes magnifiques. La poésie de Rimbaud s’apparente à un chant par sa dimension épique, tant son style, même lu dans l’intimité d’une chambre, d’un salon ou d’une bibliothèque, résonne, éclate en phrases mélodiques. 

Le musicien comme le poète ont pour dénominateur commun le voyage. L’un l’a expérimenté en musique, le second l’a vécu physiquement, géographiquement à telle enseigne qu’il abandonna précocement sa carrière littéraire. De cette notion de voyage intérieur, de quête, de transport, on peut aisément passer à cette grande idée de la liberté à laquelle Éluard consacra un célèbre poème. Tim Buckley en a fait le moteur de son œuvre au risque de se couper du public et d’errer en marge, dans les contre-allées de l’expérimentation. Ainsi, de 1969 à 1970, il explore des voies nouvelles, entre folk, jazz et abstraction sonore, pratiquant l’art équilibriste de l’enregistrement improvisé. Les chansons étaient écrites mais jouées avec une telle émancipation qu’on aurait pu croire à des divagations sans queue ni tête. Quatre albums vont incarner cette odyssée sans voilure. Happy Sad, Blue Afternoon, Lorca et Starsailor. Mais ce n’est pas cette période précise qui a, d’un côté, ses fanatiques et de l’autres, ses détracteurs, qui nous intéresse mais l’avant. Les débuts. Pas plus ce premier essai éponyme, sorti en octobre 1966 et qui contient déjà de beaux moments. Tim Buckley se présente au public légèrement de biais, veste négligemment posée sur l’épaule droite, main gauche à peine dans la poche, comme si le jeune homme timide se cherchait encore. Et il se cherche. C’est sur Goodbye and Hello qu’il apparaît de face, tout sourire, visage penché, baignant dans un fond solaire qui dit tant du pays où l’œuvre a été conçue et enregistrée – la Californie – et de la musique en elle-même. Mais là encore, on resterait dans l’anecdotique, dans le superficiel, et donc dans l’impasse. 

Ce second album a été enregistré tout au long du mois de juin de l’année 1967 ce qui laisse supposer que les chansons ont été écrites entre octobre 66 et avril 67. Banale déduction objecterez-vous, mais nécessaire pour montrer l’ébullition créative qui caractérise les débuts de Tim Buckley. Autre point important, si l’artiste ne passe pas des mois et des mois en studio à répéter, jouer, enregistrer, réenregistrer, élaguer, mixer, remixer, préférant sans se concentrer sur l’ambiance et sur la spontanéité des séances, il s’entoure cependant d’une armée mexicaine de musiciens de studio. La chose est importante. Elektra est encore un label débutant (Buckley, Love) mais suffisamment solide avec le succès que connaissent les Doors pour parier sur le talent et les intuitions de Tim. En plus des déjà fidèles Larry Beckett, Lee Underwood à la guitare, Jim Fielder à la basse, Buckley enrôle pour l’aventure deux autres guitaristes, un second bassiste, deux batteurs dont Jim Gordon, le percussionniste C.C. Collins qui le suivra sur ses disques suivants, Don Randi et Jerry Yester aux claviers, ce dernier supervisant les séances. Jerry Yester est surtout connu pour avoir co-écrit avec sa femme, la folk singeuse Judy Henske, Farewell Aldebaran en 1969. Bref, ce conglomérat s’enferme afin d’y graver les 10 partitions de Buckley, dont cinq cosignées avec Beckett. 

Si l’on devait envisager Goodbye and Hello de façon prosaïque, nous dirions qu’il se divise en deux ambiances, des chansons plutôt pop, donc courtes, qui n’en demeurent pas moins ouvragées : “Carnival Song”, “Once I Was”, “Phantasmagoria In Two”, “Knight-Errant” et le vibrant “Morning Glory” qui referme l’album. Précisons que pour ces morceaux comme les autres, la variété des inspirations et des climats prévaut. Les autres morceaux appartiennent au registre de l’épopée musicale et c’est en cela que l’on peut rattacher Buckley à Rimbaud. Les chansons dans ces moments sont au sens littéral de l’expression, DE LA CITATION, des “Bateaux ivres”. C’est “Carnival Song” qui ouvre le bal, cependant plus timidement à ce que l’on pourrait imaginer d’un morceau d’essence rimbaldienne. Il y a encore du ”Sgt. Pepper’s” dans cette musique cahin-caha chipée à une fête foraine imaginaire, qui doit certainement beaucoup au “Being For The Benefit Of Mr Kite” de Lennon. La voix angélique de Buckley l’en distingue cependant et emmène la chanson ailleurs. Le trio qui s’en suit emporte tout dans sa course. “Pleasant Street” et son clavecin vibrant, chahuté par une guitare parfois stridente, “Hallucinations”, troublé tout du long comme son nom l’indique et qui pourrait faire songer aux visions dérangeantes mais au combien séduisantes du “Bateau ivre”, et enfin “I Never Asked To Be Your Mountain”. Cette chanson longue de six minutes sonne comme un galop à travers la plaine ou, dans son final fou et embrouillé, à ces derviches qui n’en finissent plus de tourner. 

En changeant de face, on renoue avec la paix intérieure. C’est ici que se logent les compositions les plus tendrement intimistes de Buckley, le majestueux “Once I Was” (le photographe Henry Diltz à l’harmonica !), le poignant “Phantasmagoria In Two” et ce “Knight-Errant” qui renvoie à l’amour courtois des âges chevaleresques. Au milieu si l’on ose dire se trouve le Bateau de tous les bateaux ivres, Goodbye and Hello. Cette fresque poétique, cette véritable tapisserie de Bayeux californienne, séduit par ses accents conquérants, ses images si naturalistes que l’on n’a pas toujours besoin de les comprendre pour en savourer la beauté. Tout comme le fameux poème de Rimbaud, “Goodbye And Hello” s’apparente à un exercice de style, une passion de jeunesse, une forme d’expression fougueuse et quelque peu maniérée. Mais la force de la musique et du texte éclate dans “les clapotements furieux”, “les rutilements du jour” et “les maëlstroms épais”.

On aurait pu croire Tim Buckley perdu, voire noyé “sous les yeux horribles des pontons” mais il n’en fut rien. Il continua d’approfondir sa vision musicale jusqu’à Greeting from L.A., album du retour à la normale. Puis ce fut la mort le 28 juin 1975. D’un overdose. La drogue, encore et toujours la drogue qui commence par un innocent Hello et finit irrémédiablement par Goodbye.

Tim Buckley, Goodbye and Hello (Elektra Records)

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https://tinyurl.com/yuvmt4h2

 

 

 

 

 


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