The Doors, I’m the Billboard Man !

par Adehoum Arbane  le 04.10.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

La sagesse du poète californien voudrait que l’on suive son injonction et que l’on aille "au-delà" de nos préjugés, y compris les plus stupidement ancrés. La détestation dont les Doors font preuve, parait tellement injuste, infondée, ignorante de leur importance qu’il convient aujourd’hui de revenir sur leur cas. Et plus précisément sur celui de leur premier album, sobrement intitulé « The Doors ». Évacuons d’emblée cette question, non pas embarrassante, mais finalement futile au regard du reste : Jim Morrison était-il un authentique poète ou un clown, un pitre hollywoodien ? N’oublions pas que pour la tribu psychédélique de San Francisco, la clique de Los Angeles, sa scène donc, était perçue comme creuse et superficielle. Il s’agissait d’une Industrie Musicale qui n’avait rien à envier à celle du cinéma ; d’ailleurs Morrison et Manzarek venaient de là. Ils possédaient cette ascendance maudite des "Entertainers". Raccourci tout à fait hypocrite si l’on considère que le rock fit lui aussi partie de l’industrie du divertissement, et ce n’est pas lui faire injure que d’opérer ce rapprochement. 

Revenons aux Doors. Et à un petit événement qui nous paraîtrait maintenant dérisoire mais qui fut d’importance à l’échelle de l’année 1967, et à celle du label du groupe, Elektra Records. Février 1967, un mois après la sortie de leur premier album, le groupe se fait photographier devant le premier affichage publicitaire dédié à une sortie de disque et à un emplacement stratégique, sur Sunset Boulevard, au 8161. À deux pas du Château Marmont. Jac Holzman a mis la main au portefeuille mais en homme d’affaires rusé, il sait qu’il vient de réaliser un excellent investissement. « Break on through with an electrifying album » promet le billboard. « An electrifying album », la formule est toute trouvée et au-delà de toutes les espérances. Don Draper n’aurait pas fait mieux. Poétique peut-être – ou pas et au fond peu importe – mais publicitaire, oui. Les Doors furent de tous les groupes anglo-saxons, le plus publicitaire de tous. Et pour plusieurs raisons. D’abord la capacité de Morrison à écrire plus que des paroles, à tailler des slogans dans le marbre de l’éternité. « Break On Through To The Other Side » en fait bien évidemment partie, nul besoin de traduire ces mots qui sont devenus quasi universels. Le fait que si l’on écoute bien les chansons ou que l’on prend le temps de parcourir les livrets ou d’aller chercher les textes sur Internet,  on découvrira avec plaisir que presque chaque chanson possède sa sentence choc. Et chacune dans un registre particulier définissant le son et le style du groupe. La dimension funèbre avec « Well, the clock says it’s time to close now » sur « Soul Kitchen » ou encore l’entame de « Crystal Ship », « Before you slip into unconsciousness ». Avec « Light My Fire », le guitariste s’est aventuré en territoires morrisoniens et en est revenu avec quelques phrases clés comme « The time to hesitate is through », « Try now we can only lose » suivi du prophétique « Try to set the night on fire ». La face B n’est évidemment pas en reste qui compte son lot de messages subliminaux. « No, we can't turn back/Yeah, we're on our way/'Cause it's too late » sur l’innoncent « I Look At You », « Some are born to sweet delight/Some are born to the endless night » sur « End of the night ». Le titre de « Take It As It Come » sonne à lui seul comme un programme politique. Quant à « The End », le morceau dans toute sa longueur semble avoir été pensé pour condenser le plus d’uppercuts verbaux. Gardons celui-ci dont l’apparente simplicité cache à peine ce que les Doors annoncèrent, cartes sur table, à tous ceux qui daignaient se plonger dans leur musique âpre et séduisante : « So Limitless and free ». 

Bien évidemment, c’est à la musique qu’incombe la tâche d’éclairer tout cela, de nous orienter dans ce dédale de pensées et de promesses. Au passage, reconnaissons le talent des trois musiciens, car les Doors n’étaient assurément pas la chose de Jim Morrison, quand bien même sa beauté et son charisme (publicitaires) n’avaient rien de trompeur. Si la formule instrumentale du groupe paraît classique, une guitare, un orgue (qui assure la basse), une batterie et un chanteur donc, la musique que propose alors le groupe n’a rien de comparable avec la concurrence – ce mot tient-il encore s’agissant des Doors ? Prenez le « Break On Through ». Sous les apparences d’un rock rusé, la manière dont les instruments se combinent, percussion élastique mais alerte, basse et guitare créent un sentiment immédiat, non pas d’urgence – que ce mot est galvaudé –, mais d’inquiétude latente. Les Doors créent d’emblée une expérience inédite, nous l’avons sous-entendue, riche en promesses, c’est notre propos, mais annonciatrice de quelque chose de plus puissant, de terrifiant. À cette terreur à peine nommée correspondent des titres comme « Alabama Song (Whiskey Bar) » et sa fanfare brinquebalante, farce de mauvais goût, « End of the Night », « Take It As It Come » et bien sûr le final de « The End ». Le reste de l’album aborde un aspect plus traditionnellement californien ou cool même si à chaque fois, certains partis-pris illustrent l’ambition du groupe au regard des autres productions du moment. Le début de « Light My Fire » lancé par la batterie de Densmore à la manière de « Like A Rolling Stone » de Dylan en 65 illustre parfaitement ce propos et l’impose comme un titre charnière. Mieux, « Light My Fire » joue les équilibristes entre ces deux styles, la dramaturgie rock et la légèreté pop. Ainsi la chanson de Krieger navigue-t-elle en eaux troubles, avec sa mélodie en ressac qui éclate dès les premières secondes et revient à la fin, avec les deux longs passages instrumentaux où Manzarek à l’orgue et Krieger à la guitare marchent sur les pas de Coltrane, avec ce qu’il faut de singularité pour ne pas refaire le coup des Byrds sur « Eight Miles High », cet emprunt innocent à « My Favorite Things », péché d’orgueil de bien des formations des 60s californiennes. « Light My Fire », c’est la justesse de l’hédonisme sépulcral, de cette étreinte suave et mortelle entre l’adolescence et l’âge adulte. « Back Door Man » enfonce le clou si l’on ose dire. Lui aussi se place en réserve, joue la prudence ; on ne sait où le situer sur la cartographie doorsienne. 

Nous l’avons dit, la musique des Doors vaut pour avertissement. Une ombre plane sur « The Doors », une menace, un danger. Et pour cause. Il sort en 1967, trois ans avant la fin de la décennie – on parle souvent à tort des mid-sixties – et qui plus est en plein hiver (en janvier). Quelques mois avant le fameux summer of Love. À ce propos, les Doors semblent éviter toute rencontre avec l’Histoire : ils ne figurent pas au prestigieux casting du Monterey Pop Festival pas plus qu’ils n’iront à Woodstock. Comme si nos quatre garçons de la plage,  à Venice, pris dans des vents contraires, voletaient maladroitement au-dessus de nous comme des oiseaux de mauvais augure. Si les Beatles symbolisaient la joie, l’innocence, les Doors, eux, sifflent la fin de la partie ("party" pour être plus précis). Immortalisés par Joel Brodsky dans un marron tourbé, visages figés à l’image des masques de la tragédie grecque, Morrison, Manzarek, Krieger et Densmore ont été créés pour être des mal-aimés. Leur musique, aussi pénétrante soit-elle, possède les mêmes accents morbides et par la voix de Jim-Cassandre souffle dès lors un mot qui lui fera trembler le tout L.A., du Sunset Trip aux vaux étranges de Laurel Canyon : Manson. Puis un deuxième : Family. Tout cela était inscrit au générique, montré, annoncé… Dans les "OO" du logo du groupe, dessinés comme les vis qui refermeraient définitivement le cercueil des Années Soixante. 

The Doors, The Doors (Elektra Records)

doors-1967.jpg

 

​https://tinyurl.com/muue392r

 

 

 

 

 

 


Top