Children of the Future

par Adehoum Arbane  le 03.05.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Vainqueur de la guerre de Sécession, élu le 3 novembre 1868 dix-huitième président des États-Unis d’Amérique, Ulysses Grant ordonne, avec les généraux Philip Sheridan et William Sherman, l’extermination du grand troupeau de bisons qui était alors la principale source de nourriture et de peaux pour les amérindiens des plaines. Et tout cela au nom de la marche du progrès et de la civilisation. On ne mesure que peu l’impact d’une telle décision, pas tant sur la biodiversité dans toute sa plénitude, mais sur le cours même de l’Histoire de l’Amérique. Et plus particulièrement, et c’est assez remarquable, sur l’avènement de la culture pop, phénomène assez anecdotique aux vues des événements que nous venons d’évoquer. Les remous du temps s’observent presque un siècle plus tard, à quelques mois près, c’est-à-dire très précisément au début de l’été 1968 qui fait suite à celui connu sous le nom de Summer of Love. 

Nous sommes à l’apogée du mouvement hippie qui, au-delà des falbalas et autres clichés, installe la musique psychédélique dans le paysage américain. Celle-ci se déroule en un formidable calicot sonore. Cependant, cette production-là diffère de celle venant d’Angleterre dont la dimension pop est plus prégnante. L’Amérique pop reste dans son immense majorité sous LSD et la musique qui en découle, si l’on ose dire, se veut la traduction sonore du fameux « trip ». Bien sûr, il ne s’agit pas de nier l’influence d’Albion et, plus spécifiquement, des Beatles ; celle-ci demeure considérable et il n’est pas abusif de dire à quel point Rubber Soul mais surtout Revolver et Sgt. Pepper’s auront constitué un choc culturel et esthétique pour toute la jeunesse américaine. Sans ces deux derniers disques, aussi cohérents que consistants, pas de Byrds, de Grateful Dead ou encore de Jefferson Airplane. Constat encore plus implacable pour la seconde division de groupes psychés qui surgissent alors, comme des champignons, à travers tout le continent nord-américain. Et comme on peut s’y attendre la Californie n’est pas en reste. Mais plus étonnant encore est la réponse à la décision de Grant, un siècle auparavant. Trois groupes synthétisent à eux seuls ce message d’espoir. 

Le premier n’est pas à proprement parler un groupe psyché mais d’obédience blues. Cependant, il n’échappe pas à la déferlante acide de l’année 67. Steve Miller Band est issu de la scène san-franciscaine, l’une des plus bordéliques mais emblématiques ! En juin 1968, sort dans les bacs le prophétique « Children of The Future » dont la première face va sceller le destin de l’époque. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le groupe signe chez Capitol, manière de toiser au-delà des années le défunt Président Grant. Et c’est la première face qui constitue, dans sa totalité,  l’admonestation de la jeune génération à l’endroit des anciens. Les enfants du futur délivrent dans le temps présent une suite aussi tonitruante qu’éclairante : « Children Of The Future », « Pushed Me To It », « You've Got The Power » qui préparent le terrain à la longue mélopée « In My First Mind » suivi de la postface « Beauty Of Time Is That It's Snowing (Psychedlic B.B.) ». Le fait que ces chansons soient enchaînées les unes aux autres contribue à l’impact global. Sous les dehors d’une déclaration d’amour, « In My First Mind » propose une forme d’introspection, un voyage intérieur dans le premier et le second esprit, une épopée de l’intime aux tréfonds de l’âme humaine, un retour à la mémoire américaine. La présence d’un mellotron fait beaucoup, surdimensionnant la chanson de façon étonnante pour un simple groupe de blues. Cet apogée se poursuit « Beauty Of Time Is That It's Snowing (Psychedlic B.B.) », diminuant d’intensité sur la face b malgré l’élégiaque « Baby's Callin' Me Home » et son clavecin limpide. 

Le deuxième groupe parait aux antipodes. D’abord il est localisé à Los Angeles ce qui n’est pas rien comme détail. Sagittarius est un groupe de circonstance, par là il faut comprendre groupe assemblé par le seul désir de deux compositeurs et producteurs de génie, Curt Boettcher et Gary Usher. Sorti un mois après « Children of The Future », « Sagittarius Present Tense » aurait pu s’intituler « Children of The Present » tant il saisit à merveille le portrait d’une jeunesse hédoniste, au bord de l’enfance (« Song To The Magic Frog »). Aussi court que la saison de la vie précitée, l’album se situe à la frontière entre un psychédélisme et ce que l’on appelle alors la Sunshine Pop. Derrière sa naïveté clairement affichée – donc assumée –, cette musique offre une troublante variation sur le bonheur fragile (« Would You Like To Go »), aussitôt dissipé par les vents de la mélancolie (« The Truth Is Not Real »), ici l’affairisme du pouvoir, la guerre larvée, éloignée certes mais tout de même bien présente, et le chaos social qui menace d’éclater à tout moment. Alors que la jeunesse est éruptive, nos bardes adolescents s’enferment dans un rêve et s’enivrent de mélodies suaves, sages comme les belles images d’un mouvement hippie si peu hirsute, pour ne pas dire propret. Les deux faces oscillent entre ces deux sentiments, volupté débraillée (les arrangements) et inquiétude à peine déguisée. « My World Felt Down » chantent-ils avec une innocence encore vierge. Mon monde s’est senti mal. Doux euphémisme. Pourtant la musique de Sagittarius est porteuse d’espérance. Tout n’est pas perdu. 

Le troisième n’a que peu avoir avec les genres précités, Psyché et Sunshine Pop. Pourtant Mason Proffit pourrait incarner l’espérance qu’esquissait si maladroitement Sagittarius. Son premier album sort en 1969 et s’appelle « Wanted ». Titre et pochette font clairement référence à l’Amérique ancestrale de Ulysses Grant. On y découvre le groupe en desperados désabusés – quatre ans avant les Eagles –, ce qui ne les empêche pas d’entonner dès les premières minutes du disque « Hear the Voice of Change ». Le changement c’est ce retour aux sources musical ! Le grand rêve du psychédélisme, s’il semble mort-né, aura enfanté, une musique racinaire mais cosmique, terrienne mais envoûtante. « Voice of Change » a d’ailleurs la bonne idée de commencer par le refrain avant d’enchaîner ensuite le premier couplet. Effet volontairement saisissant. Étrangement, quelques morceaux semblent renouer avec l’évanescence du précédent disque (« You Finally Found Your Love »), ce qui n’empêche pas Mason Proffit de faire assaut de virilité comme au temps du Far-West, en témoigne l’efficace « Sweet Lady Love ». « Two Hangmen » s’avère la pièce maîtresse du disque tant par la durée (cinq minutes) que par la tonalité, soit une ballade intense formidablement chantée par les deux frères Talbot, singer-songwriters principaux du groupe. Le morceau se finit par un refrain ad-lib, superbement ourlés de cordes. La suite est à l’avenant et l’album s’impose comme le témoignage d’un passage de relais entre les sixties acides et les seventies rurales, surtout aux USA. 

Bien évidemment, ce retour à la Nature – même du rock américain – s’avère un pur fantasme d’artistes et les seventies se montreront hélas parfois, pas toujours mais tout de même, sous un jour moins flamboyant avec leur lot de cynisme et leurs valises de drogues dures, si tant est qu’une drogue puisse être considérée comme douce. Cependant « In the Garden of Eden » aura été plus qu’un slogan, une promesse ! Celle d’une pacification intérieure pour un pays encore jeune qui, on l’espère, aura su apprendre de ses erreurs. La musique pop n’en fait, fort heureusement, pas partie. 

Steve Miller Band, Children of the Future (Capitol)

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Sagittarius, Present Tense (CBS)

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Mason Proffit, Wanted (Happy Tiger)

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