Janis, celle qui voulait devenir Aretha

par Adehoum Arbane  le 26.04.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Changer de corps, d’être, devenir un autre… Cette réalité jadis reléguée aux récits fantastiques – le mythe du vampire ou du loup-garou – ou de science-fiction – les œuvres de Ray Bradbury et de Philip K. Dick – est devenue entre-temps une réalité, une option possible et presque – nous n’y sommes pas encore – un droit. C’est l’éternel question de l’identité ou, plus précisément, de la quête de soi, démarche intérieure au combien philosophique mais qui s’est aussi exprimée, et parfois avec force, dans le monde des Arts. Souvenez-vous de George Sand. La musique n’y échappe pas, dans toute sa diversité. Et encore plus la musique pop. On songe en premier lieu à David Bowie qui se réinventa grâce au transformisme – bien avant le transhumanisme –, exercice délicat inspiré par ses cours de mimes et dont il fit sa signature. 

Un exemple moins évident nous vient à l’esprit, il s’agit de la chanteuse Janis Joplin. Pour de multiples raisons, des plus personnelles et complexes aux plus évidentes, la petite texane devenue star s’est ainsi progressivement métamorphosée sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. Il existe une première interprétation à ce changement en profondeur : la jeune lycéenne était mal dans sa peau. Voilà pourquoi elle s’est très vite rêvée un destin autre, ailleurs qu’à Port Arthur. Et puis, la mue s’est faite, malheureusement contrariée par un comportement autodestructeur auquel la bohème san franciscaine ne fut pas étrangère. Pour autant son statut d’icône pop, au sens absolu du terme, fit de Janis Joplin l’un des symboles les plus remarquables de la contre-culture. Ne revenons pas sur l’aspect tragique, voire « tragédique », de sa trop courte carrière – quatre disques au compteur, c’est bien peu à l’échelle des sixties – et poursuivons plus loin la réflexion. Janis est arrivée pile au moment du Summer of Love, en pleine culture hippie, avec le psychédélisme comme bande-son. Son premier groupe – le plus honnête ? – Big Brother & The Holding Company s’inscrit dans ce mouvement musical. Tout d’abord, il est signé par Mainstream, label des formations psychés les plus pointus. Bien que fortement inspiré par le blues, leur premier album éponyme colle merveilleusement à l’air du temps – on est en 1967 –, avec ses morceaux en entrelacs de guitares (« Blind Man »), celles de Sam Andrew et Peter Gurley –, ces titres flashants (« Light Is Faster That Sound ») et ces incursions en territoires lysergiques (« All Is Loneliness »). L’année d’après, après être passé sur la scène de Monterey, Big Brother est signé par Clive Davis, patron de CBS, qui figurait dans la foule des festivaliers. Dope, Sex and Cheap Thrills, amputé de ses deux premiers mots, sort le 12 août 1968. C’est un immense succès. Trois raisons à cela. Des morceaux plus longs et emblématiques s’agissant des reprises, un enregistrement studio (excepté « Ball & Chain » capté au Winterland Ballroom de San Francisco) auquel le producteur a ajouté des cris de foule et la superbe pochette dessinée par Robert Crumb. 

Malgré l’aura du Lp, Janis Joplin se sent à l’étroit au sein de Big Brother. Elle se trouve à un moment décisif de sa carrière et désire tenter l’aventure en solo. Seul Sam Andrew la suivra. Ils forment le Kozmic Blues Band et sortent un unique album, « I Got Dem Ol’ Kozmic Blues Again Mama! », étrillé par la critique, jugé ennuyeux, trop sage. Et c’est là que le changement de corps, physique et astral, s’opère. Janis Joplin est une chanteuse amatrice née dans le giron du blues, comme tant de musiciennes et de musiciens à l’époque. Mais la révélation survient quand Janis et Big Brother vont voir Otis Redding alors qu’il joue à San Francisco, ville où il compose « Dock Of The Bay », posant les bases d’une soul pop ou pop soul, deux genres qu’il avait totalement assimilés. Janis est impressionnée. Elle voudrait être Otis ou Aretha, sa jumelle noire. Voilà pourquoi il faut passer outre les fanfreluches, les boas, le côté Diva, pour contempler, les yeux fermés, Janis Joplin, la chanteuse de soul. Et son premier album solo en fait la parfaite démonstration. Le groove ne vient pas seulement des cuivres, de l’orgue chaud mais aussi de la voix tout en feulements de Joplin. Au-delà du tube imparable « Try (Just A Little Bit Harder) », le reste de la tracklist montre une Janis apaisée, moins volubile et presque pieuse, à la manière d’une choriste à l’église le dimanche. À l’écoute de « Maybe », « To Love Somebody », « Little Girl Blue » qui rejouerait presque les premières notes de « Summertime » ou « Work Me, Lord », on ne peut s’empêcher de songer aux disques gravés par Otis Redding entre 65 et 67, sans oublier son album testamentaire sorti en 1968, un an après sa mort. 

Le Kozmic Blues Band va sillonner l’Amérique. Essorée par les tournées et les excès, Janis finit par le dissoudre. Elle quitte un temps San Francisco pour le Brésil où elle vit une romance avec un touriste américain. De retour à Frisco, Janis monte le Full Tilt Boogie Band et enregistre ente juillet et octobre 1970 ce qui sera son dernier album. Le recto de la pochette la montre seule, affalée sur un sofa, bariolée et radieuse. Au verso, son groupe se partage le même sofa, chose étonnante et très moderne pour l’époque. Janis Redding ou Aretha Joplin livre un ultime enregistrement, plus rock, en témoigne l’efficace « Move Over » placé en ouverture. Parmi les morceaux les plus évidents comme « Cry Baby » ou encore le très funky « Half Moon » ou la mythique reprise country de « Me And Bobby McGee », piqué à son copain Kris Kristofferson, on retrouve ces perles néo-soul qui nous avaient tant émus : « A Woman Left Lonely », « My Baby », « Trust Me » et le grand final de « Get It While You Can ». Le piano confère à ce dernier, ainsi qu’aux autres titres, une profondeur, une majesté rare pour un enregistrement de Joplin. Comme si le fait de la contenir n’avait pour but que de la libérer, l’émotion remplaçant l’énergie.  

Certes, des esprits chagrins diront qu’en plus de hurler, Janis Joplin n’était pas vraiment une singer-songwriter. Pas faux mais dans la catégorie interprète, elle tint largement le haut du pavé à des pointures comme Joe Cocker, Rod Stewart ou Tom Jones, qui ne sont pas des enfants de chœurs. Enfin, accompagnée par le producteur Paul Rothchild qui, lassé, avait lâché le Jim Morrison finissant sur « L.A. Woman », Janis Joplin a vécu une forme de rédemption discographique. Peine perdue. Pearl est retrouvée morte dans une chambre du Landmark Motor Hotel le 4 octobre 1970. L’album qui emprunte son surnom sort le 11 janvier 1971. Une page parmi tant d’autres venait d’être tournée dans le grand livre de la pop. 

Janis Joplin, Pearl (Columbia)

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