Jethro Tull, pour qui Anderson le glas ?

par Adehoum Arbane  le 08.03.2022  dans la catégorie A new disque in town

Vieillir dans les sociétés modernes est l’un des sujets qui revient le plus. De la dépendance à la fin de vie, en passant par la retraite et même, pour certain, le travail, pudiquement appelé par nos techno « maintien dans l’emploi », il y a de quoi palabrer, croyez-le ! Ce dernier aspect, des plus cruels, touche de près le monde du rock que l’on aurait pu croire épargné, à tort. Pas tant parce que certaines voix s’élèvent régulièrement pour annoncer avec fracas la "mort du rock". Rien que cela. Or ce dernier est malgré tout bel et bien vivant, qu’il se perpétue grâce aux nouvelles générations de groupes ou qu’il continue de souffler à nos oreilles tel un vieux sage tolkenien, souvenir entretenu par la presse, les maisons de disques, la télé, la radio, Internet etc… Et puisque l’on parle de mémoire du rock, interrogeons-nous : comment vieillir quand on s’appelle les Stones, les Beatles moins deux, Pink Floyd – enfin ce qu’il en reste –, Led Zep3 ?

Jethro Tull n’échappera pas à la question, et même si le groupe s’est constamment renouvelé depuis ses débuts en 1968.  Ainsi, Martin n’est plus à la seconde barre, pas plus que Glenn Cornick, Clive Bunker, John Evan, Jeffrey Hammond ou Barriemore Barllow et nous parlons que de la formation de l’âge d’or tullien. En 2022, à bientôt 75 ans, Ian Anderson poursuit l’aventure accompagné d’une formation constituée de Florian Opahle à la guitare, David Goodier à la basse, John O’Hara aux claviers et Scott Hammond derrière les fûts. Ces musiciens ne vous diront rien et il parait peu important de les citer car l’essentiel de la musique du Tull de 2022, son énergie, sa diversité, sa singularité, nous vient toujours de son iconique leader. Premier album en vingt ans – 20 ANS ! –, The Zealot Gene s’impose par son titre : le gène fanatique. Si l’on cherche une signification, l’écoute de l’album nous apprend que le message se veut politique, les chansons ayant été composées durant le temps ralenti de la pandémie. Anderson y mêle sa propre réflexion sur la religion qui ne date pas d’hier puisqu’on retrouvait celle-ci dans Aqualung, en 71 donc ! Avant d’aller plus loin, on pourrait aussi traduire « Zealot Gene » par gène rebelle (en référence au peuple Zélotes) ce qui, à l’aune de notre thèse, prend, vous un conviendrez, un tout autre sens. Acceptons-le : le gène Anderson est résistant ! 

D’une durée égalant celle de « Songs from the Wood », dernier grand disque du groupe, « The Zealot Gene » propose douze chansons renouant avec le Tull des années magiques sans que la production ne sonne trop vintage. Ce qui au début aurait pu agacer – le synthé un peu cheap sur « Mrs Tibbets » – se dissipe pour laisser place à une formule efficace mais délicate qui aura irrigué plus d’une décennie de production musicale. Première impression et qui est souvent celle des vieux artistes boomers, l’inspiration n’a pas tari. Ian Anderson qui signe toutes les chansons se montre sous un jour plutôt flatteur, en fin mélodiste qu’il est toujours. Au-delà de la patte instrumentale, il y a une écriture andersionienne que vient transcender la grammaire Jethro Tullienne. Soit un équilibre maîtrisé en électricité et acoustique, entre rock et folk. De plus, Anderson a choisi d’opter pour un format de chanson cadré, deux titres seulement dépassent les cinq minutes ? Nous revoilà revenu aux temps de Stand Up et Benefit avec toute la variété de climats d’Aqualung. 

« Mrs Tibbets » ouvre parfaitement l’album avec son riff de flûte plus que séduisant et malgré sa longueur, il ne perd jamais en rythme. « Jacob's Tales » s’inscrit dans la veine acoustique et blues des premiers enregistrements du Tull, nous surprenant parfois avec ses clins d’œil inconscients à Fairport Convention. Ian Anderson prouve une fois n’est pas coutume – mais chez lui c’en est une ! – à quel point il s’avère un songwriter inspiré. « Mine Is the Mountain » est sans doute le morceau le plus audacieux, du moins celui qui explore des territoires presque neufs. Si les débuts renvoient dans une certaine mesure à « My God », les chœurs évanescents sur le refrain lui confère une originalité qui pourrait heurter, qui heurte d’ailleurs mais finit par emporter l’adhésion. Que l’on puisse produire ce type de morceaux en 2022 montre qu’il y a encore une prime à la créativité.  « The Zealot Gene » est clairement le single de l’album : riff proto-métal, trame mélodique évidente, petite pique à notre temps menacé par les vents du populisme, tous les ingrédients sont réunis pour faire de ce titre la figure de proue du disque qui porte d’ailleurs son nom. « Shoshana Sleeping » clot cette première face sur une mélopée envoûtante qui ne cède rien à l’envie d’en découdre. La face b, comme toutes les faces b réussies d’ailleurs, permet au groupe d’aller et venir, d’approfondir les ambiances et les thèmes. C’est le cas sur « Sad City Sisters » et « Barren Beth, Wild Desert John » qui préparent le terrain à « The Betrayal of Joshua Kynde » dont la majesté, renforcée par le piano, donne au morceau des accents presque pop. « Where Did Saturday Go? » inaugure superbement une série de chansons poignantes, art dans lequel Anderson a sans cesse excellé. « Three Loves, Three » prolonge cette intensité quasi magique du précédent morceau – le plus beau de l’album ? – pour se fondre magnifiquement dans « In Brief Visitation ». Le LP se finit sur le classique des classiques « The Fisherman of Ephesus », sorte de firmament tullien. 

Et l’on s’interroge. Que manque-t-il à cet ensemble remarquable ? Rien sinon que Ian Anderson vieillit, sa voix légèrement chevrotante le trahissant. Ce signe-là ne trompe pas. On n’échappe pas au Temps. C’est la règle, la loi. La vie est ainsi faite qu’elle se finira pour tous de la même manière. L’égalité destinale. Considération cynique ou, du moins, lucide que l’inspiration biblique de ce très beau disque porte aux nues. Preuve s’il en est qu’en plus du physique, Ian Anderson a bien toute sa tête. Et la question de vieillir, tout simplement ? Tant que l’on a des choses à dire – donc à écrire – et que l’on reste fidèle à soi-même, la musique suivra. 

Jethro Tull, The Zealot Gene (Inside Out Music – Sony Music)

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https://tinyurl.com/38fphkmr

 

 

 


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