Jethro Tull, c’était…

par Adehoum Arbane  le 15.03.2022  dans la catégorie C'était mieux avant

Rock à la "papa". Tout comme le jazz. La remarque, acerbe, a de quoi exaspérer. Elle ne désigne pas seulement une vision condescendante de ce que l’on appelle aujourd’hui, non sans snobisme d’ailleurs, Classic Rock, comme pour la conjurer. Ce serait aussi, si l’on veut, une expression tendre pour qualifier les pionniers du rock fifties, bien avant les Chuck Berry, Bo Diddley, Little Richard et autre Buddy Holly qui étaient déjà des modernes. On parle bien des Platters et de Bill Haley pour ne citer qu’eux. Avec le temps, celle-ci s’est transmise et pourrait encore aujourd’hui trouver une ultime incarnation dans la remise en cause brutale et tonitruante de la génération des Baby-boomers. Plus généralement, le rock à la "papa" qualifie le contraire de la prise de risque, le fait donc de rester dans sa zone de confort artistique.  

Autant le dire, les années soixante furent l’antithèse de cette idée d’un rock paresseusement cantonné à ses acquis, dépourvu d’audace et d’originalité. Et c’est paradoxalement dans un pays pour le moins conservateur qu’il va se réinventer au point de donner naissance à la pop. Il s’agit bien ici de la Grande-Bretagne qui sur ce plan mérite largement son préfixe si distinctif. Là encore et nous n’aurons de cesse de le dire, les Beatles sont à l’avant-garde des révolutions à venir. Même si leurs débuts, bien qu’empreints d’une fraîcheur juvénile bienvenue, n’ont rien à voir avec les chansons-fresques qu’ils échafauderont en studio avec Georges Martin. Dans ce premier peloton de tête, figurent aussi les Rolling Stones qui, s’ils choisissent le blues le plus "tradi", participeront à leur façon à la création du nouveau rock, plus jeune, plus rebelle et surtout plus sexy. Ce qui ne les empêchera pas d’avoir leur période pop, élisabéthaine et fantaisiste en diable. Dans le giron de ces formations essentielles et matricielles naîtront toutes les autres – Yardbirds, Kinks, Who, Small Faces et Pretty Things sont les plus importants. 1967, c’est l’été de l’amour en Californie et l’explosion chamarrée du Swinging London. Ces mouvement frères constituent le tremplin d’une série de groupes importants : Moody Blues, Procol Harum, Pink Floyd, Bee Gees, Nice… Une troisième génération se prépare déjà. 

Avec Soft Machine, déjà en marge comme Pink Floyd et Traffic dont il est finalement assez proche, Jethro Tull fait figure d’élément prometteur. Et pourtant, il aurait pu être l’occasion d’un énorme malentendu. Son premier album, « This Was », enregistré du 13 juin au 28 juillet 1968 et publié illico le 4 octobre de la même année, en serait l’origine. Pourquoi ? Voilà un groupe jeune – trois des musiciens ont entre 21 et 22 ans, Mick Abrahams étant le plus vieux à 25 ans ! –, lancé par la lame de fond de la pop psychédélique, nouveau champ de tous les possibles, et qui choisit ouvertement comme orientation musicale un blues-rock à la "papa" ! Option que l’on retrouve d’abord sur la pochette où les musiciens se sont grimés en vieillards mais aussi dans le titre, « C’était » qui possède un (aigre-)doux parfum de nostalgie confite faisant curieusement écho à notre époque marquée par les conflits identitaires et un puissant retour des aspirations conservatrices. Si l’on ajoute à cela le nom du groupe, piqué à un agriculteur anglais du XVIIIème siècle, la mesure est à son comble. Et la musique ? Elle valide les choix stratégiques esquissés par la pochette. 

Cependant, bien des aspects de ce premier album, tout de même très réussi, permettent de dissiper le doute qui avait bien failli le précipiter dans les affres critiques et les gouffres haineux. C’est avec « My Sunday Feeling » que démarre la première face, et sur des chapeaux de roues. Un double riff guitare-flûte suffit à lui seul à distinguer Jethro Tull de la masse. Quand bien même cette composition ne serait qu’une habile resucée des crédos du blues qui a encore, en 67-68, les faveurs du public, en témoigne le succès bien établi d’artistes comme John Mayall et ses Bluesbreakers. Même topo pour « Some Day The Sun Won't Shine For You » qui pousse encore plus loin la tradition. Comme nous venons de le dire, la révolution pop n’a pas fondamentalement gommé les racines du rock. Mick Abrahams est d’ailleurs au sein de la formation le pilier de cette orthodoxie survivante. Leader dans l’âme, lui et Ian Anderson se tirent la bourre pour emmener le Tull dans deux directions opposées : le blues donc et une sorte d’amalgame malin entre rock et folk avec un puissant tropisme médiéval, détail qui fera d’ailleurs de Jethro Tull un nom plus mémorable que les autres. Un exemple étant la fameuse reprise de la Bourrée de Bach – à l’époque, l’idée n’était pas toutefois nouvelle – qui entre les mains du groupe et d’Anderson deviendra une puissante locomotive promotionnelle défendant le style si particulier du groupe. Dans cette lutte sans merci que masque complètement la pochette de « This Was », nos deux jeunes papis feront surgir malgré tout quelques perles. Du côté du flûtiste, le dramatisant « Beggar's Farm », le coolos « Serenade To A Cuckoo » signé Roland Kirk, le puissant instrumental « Dharma For One » et le tube « A Song For Jeffrey ». Du côté d’Abrahams, guitariste soliste fort compétent, un bout de « « Beggar's Farm » tout de même, la reprise parfaitement maîtrisée de « Cat's Squirrel » et, plus surprenant, le très poppy « Move On Alone ». Pour calmer les esprits, l’album s’achève sur le très court « Round », composition collégiale de l’ensemble du groupe, reprenant les tenant d’un jazz, lui aussi à la "papa". 

La suite de l’histoire est connue. Le départ avec claquement porte de Mick Abrahams, courant former Blodwyn Pig et l’arrivée plus rassurante pour Anderson de Martin Barre. Osons l’affirmer, il n’y aurait peut-être pas eu « Stand Up » ou « Aqualung » sans ce premier essai hésitant. Surtout, la vraie création du Tull se résume, et on le sait, dans le jeu de flûte de Ian Anderson, tantôt velouté, tantôt funky, souvent violent. Cette marque de fabrique, on a la retrouvera sur tous les albums du groupe jusqu’à aujourd’hui encore où elle continue, malgré l’âge, à faire des merveilles. Après ce premier album et le suivant, il n’y aura que des copistes. Plus jamais un groupe n’ajoutera la flûte traversière à son instrumentarium – et encore une fois, les Moody Blues l’avaient fait avant tout le monde – sans que l’on ne songe immédiatement à Jethro Tull. Tant est si bien que l’on peut enfin affirmer, sans crainte, « oui, c’était mieux après » !

Jethro Tull, This Was (Chrysalis)

this-was.jpeg

https://tinyurl.com/2p8vj436

 

 

 

 


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