Killer Generator

par Adehoum Arbane  le 14.12.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

Il a hanté nos étés. Et ce depuis la fatidique année 1975. Il ? Spielberg et surtout son requin tueur, un grand blanc aux dimensions irréelles ; il fallait bien ça pour marquer durablement les rétines et les esprits. On ne parlera même pas de la musique grave et cisaillante de John Williams, déjà lui. Ainsi, pendant quelque temps, il sera tout bonnement impossible de tremper ne fut-ce qu’un doigt de pied dans l’eau sans songer mécaniquement au Carcharodon carcharias. La baignade comme grand frisson ultime. L’immensité bleue et opaque de l’océan où l’on ne voit jamais ce qui vient par-dessous, des profondeurs que l’on jugerait à tort abyssales, comme miroir de nos pires cauchemars. 

C’est de cette manière que débute l’énigmatique troisième album de Van der Graaf Generator, « H to He, Who Am the Only One ». Par un Killer qui raconte – et anticipe donc de quatre ans – la terreur blanche. Les premiers vers sont sans appel : « And so you live in the bottom of the sea/And you kill all that come near you/But you are very lonely/Because all the other fish fear you. » Carcharodon carcharias. Regardez d’ailleurs la pochette avec ses deux jambes flottant dans l’espace. Superposez alors mentalement le requin de l’affiche du film, admirablement dessinée par Roger Kastel. Nous y sommes n'est-ce pas ! Et le morceau d’ouverture ? Avec son saxophone triomphant, il ne laisse encore rien présager des intentions du groupe. Un esprit cool domine cette entame, comme souvent chez VdGG. Une musique séduisante, inscrite dans le temps mais jamais datée. Puis vient le refrain introduit par un piano acoustique psychotique, un orgue grondant à la façon du monstre marin mis à l’honneur, un sax couinant comme le cri de la victime ou celui des mouettes, témoins de la terrible scène qui vient de se dérouler. « Death in the sea » hurle Hammill ! La suite de l’album n’est pas moins effrayante même si elle n’aborde pas le même thème. Car on l’aura compris, comme souvent avec le Prog, la science-fiction occupe une place inspirationnelle prépondérante à l’image du grand final en apesanteur de « Pioneers Over C ». Si « Lost » évoque les amours perdus et « House with no Door » décrit avec pudeur la difficulté à nouer des amitiés, le reste parle bien de la mort au sens le plus large. « Killer », c’est une évidence, mais également « The Emperor in His War Room » qui narre les penchants sadiques d’un empereur adepte de la torture. Quant à « Pioneers Over C », derrière son récit spatial, il convoque la figure très contemporaine du mort-vivant. 

Pour en revenir à notre propos liminaire, que nous dit ce tueur froid qu’est le grand requin blanc ? Que Van der Graaf est un groupe solitaire parmi ses concurrents prog. Il se démarque tout d’abord par la singularité de son instrumentarium : une guitare plus à l’aise quand elle est privée de l’électricité alors en vigueur, un farfisa – l’orgue du pauvre, des formations garages – tel un vilain petit canard face à des murs de synthés et des brouillards de mellotron, un saxophone et une flûte, instruments plutôt répandus, mais au traitement singulier. Et la voix de Hammill qui n’est pas seule puisque connectée à un esprit, certes tourmenté, mais parfaitement irrigué par les sangs de l’inspiration. VdGG plait davantage que YES ou ELP pour sa sobriété, une forme d’expression monacale, loin des tonitruantes démonstrations de force de ses rivaux. Point de virtuosité mais une expressivité très allemande au fond. Enfin, à l’image du grand blanc solitaire sillonnant les mers du monde, la musique VdGG a cependant et bien malgré elle suscité plus qu’un malaise, une intense frousse qui a rendu le groupe persona non grata dans son propre pays. Voilà un groupe talentueux, profondément original qui jamais ne connut le succès qu’il méritait amplement. Seule l’Italie accueillit à bras ouvert cette formation presque césarienne (Hammill régnant en maître mais paradoxalement ne pouvant rien sans le trio Banton/Evans/Jackson). Oh il ne s’agit pas là d’un snobisme de Britanniques à l’égard d’un groupe qui fut leurs. Mais lorsqu’on écoute la musique de Van der Graaf, et « H to He, Who Am the Only One » n’échappe pas à la règle, on est saisi d’effroi. Les passages les plus calmes, parfois même limpides, préparent faussement le terrain à des moments éruptifs qui vous glacent les sangs. Comme dans « Jaws » où la paix survient toujours après un déchaînement de violence. L’auditeur est ainsi une proie facile, ballotée par les courants contraires, au cœur d’une tempête musicale, où l’on ne sait jamais de quel côté va venir l’attaque. 

Le climax horrifique viendra l’année suivante, avec « Pawn Hearts » et la suite « A Plague Of Lighthouse Keepers ». Vous me direz que la carrière solo de Hammill n’est pas en reste côté malaise. Si Fool’s Mate paraît bien sage, plus pop, la suite aura de quoi vous hanter avec l’apothéose de « The Silent Corner And The Empty Stage ». Peter Hammill répond parfaitement à l’idée que l’on se fait de l’artiste intransigeant, remué d’émotions contradictoires, le traversant comme les flèches le firent avec Saint Sébastien. Hammill semble souffrir à chaque enregistrement et l’auditeur doit s’acquitter de la même dette. Pas étonnant que l’homme et son groupe furent ainsi vénérés par tous ceux qui incarneraient le contraire du Prog et de ses boursoufflures indigestes. Allons jusqu’à dire que cette formation issue de Manchester revendique mieux que quiconque l’appellation « Madchester » et la bouche sera bouclée. Et la mâchoire refermée. 

Van der Graaf Generator, H to He, Who Am the Only One (Charisma Records)

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