La légende de Joni

par Adehoum Arbane  le 21.09.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

On a souvent moqué – à juste titre il faut bien l’avouer – le narcissisme des singer-songwriters des années 70 qui ont éclos de la serre artistique de Laurel Canyon. James Taylor ou Jackson Browne ont bien souvent puisé leur inspiration dans leur vie quotidienne, narrant d’une chanson à l’autre leurs états d’âmes qui n’intéressaient qu’eux-mêmes, du moins pour leurs détracteurs. Ce phénomène de repli sur soi prend sa source dans différents événements de la décennie précédente dont l’hédonisme hippie et son corollaire, l’amour libre qui fit tant de ravages, et le meurtre ignoble de Sharon Tate qui fit mentir Maxime Le Forestier dont le classique, San Francisco, affirmait de façon péremptoire : « C'est une maison bleue/Adossée à la colline/On y vient à pied, on ne frappe pas/Ceux qui vivent là, ont jeté la clé. » Le fait de vivre en vase clos, de manière hors-sol comme nous dirions de nos jours, parait une explication toute aussi plausible. 

Joni Mitchell n’est pas tout à fait de ceux-là. Son troisième album, « Ladies Of The Canyon », se veut bien sûr la chronique du Laurel de l’époque, joyeux et humaniste, créatif et fraternel ; tableau idyllique comme le prouve la jolie pochette dessinée par la canadienne. On pourrait presque qualifier « Ladies Of The Canyon » d’album chorale, pas tant pour les musiciens que Mitchell avait pour habitude de convier (comme Crosby, Stills ou James Taylor). L’adjectif vaut pour la diversité de son inspiration, des sujets qu’elle aborde avec la délicatesse qu’on lui connait depuis « « Song To A Seagull ». Rapport difficile à la célébrité, évocation de la génération Woodstock ou amours avec Nash, Mitchell se livre avec comme seul fard la distance nécessaire. Ainsi, ces douze nouvelles chansons sont intimistes, plutôt que nombrilistes.  Tout est y remarquablement juste comme le texte en introduction de ce disque : « Morning Morgantown » est une évocation de la vie dans son plus simple appareil et des ambitions modestes. Pour un dollar de plus, nous dit-elle, on peut vivre un frêle matin dans n’importe quelle ville. Bien sûr, une fois n’est pas coutume, le sens de la mélodie prévaut. Il donne à chacun des titres une solide colonne vertébrale. Pour varier les ambiances, Joni Mitchell passe de la guitare au piano, avec un talent désarmant, comme en témoigne le très beau « For Free » dont le sujet, peu évident, de l’isolement face au succès aurait pu donner quelque chose de froid. Il n’en est rien. « Conversation » est un morceau plus enjoué qui résume bien la philosophie qui régnait alors dans la Canyon : une sorte de voisinage bienveillant, d’hospitalité permanente. Rappelons que l’album sort un an après les événements de l’été 69. Dans l’esprit de l’artiste, rien n’est venue entamer cette existence idyllique. « Ladies of the Canyon » s’apparente à un morceau typiquement folk, dans la veine de « Michael From Mountains ». Pourtant, l’album opère une heureuse transition avec ce que Mitchell fera dans les années 70. Le travail de studio se veut plus complexe, plus méticuleux, sans jamais rompre la simplicité apparente et la beauté naturelle des compositions. Comme sur « Willy », chanson dédiée à Graham William Nash. La face A se termine sur « The Arrangement », sorte de climax des nouvelles aspirations de Mitchell. 

Face B. Même entame au piano de manière à ce que le changement de face ne tue pas le feeling du disque. À l’époque, un album n’était pas une simple addition de chansons. Sans aller vers le conceptuel, un disque devait et doit toujours s’enchaîner de façon harmonieuse surtout quand la musique est aussi expressive. « Rainy Night House » bouleverse par sa profonde tristesse, ses très beaux textes et l’assemblement des chœurs. « The Priest » a quelque chose de Stills ou côté anglais, de Nick Drake. Un tel sujet méritait une sobriété absolue, et celle-ci confère au morceau une magie réelle. Mitchell est devenue maîtresse dans l’art difficile de l’équilibre. « Blue Boy » constitue-t-il les prémices de son album suivant ? Possible. Il n’en demeure pas moins un morceau touchant, un de plus. Après tant d’émotions, Joni Mitchell revient avec un folk à coloration pop, « Big Yellow Taxi » qui deviendra un tube incontournable (et samplé par Janet Jackson). « Woodstock » diffère de la version de CSN&Y. L’interprétation originale de Joni commence dans un rideau de pluie de Wurlitzer, accentuant la spiritualité du texte. « The Circle Game » était sorti deux ans plus tôt mais sur le sixième album de Tom Rush. La version de Mitchell retrouve sa légitimité et sa créatrice. 

Preuve de sa sincérité et surtout de son indépendance, Joni Mitchell mena une carrière prolifique avec les seventies en point d’orgue, jouant avec la crème des musiciens de jazz. Libre, sans compromission, elle a poursuivi son chemin jusqu’en 2007, année de sortie de son dernier album. Âgée aujourd’hui de 77 ans, Joni Mitchell se montre peu. Courageuse, elle a même choisi de quitter l’industrie du disque, jugeant qu’elle avait suffisamment fait pour son prestige. Voilà comment naissent les légendes. 

Joni Mitchell, Ladies of the Canyon (Reprise)

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https://www.deezer.com/us/album/86814

 

 

 

 


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