Joni Mitchell, Canada Cry

par Adehoum Arbane  le 14.09.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

Dans l’une des scènes de La grande vadrouille, le squadron leader répond sèchement à son second, fort peu retors à son goût, d’un ton fleurant bon le mépris britannique : « MacIntosh, why don’t you get back to Canada ? » Comme si être canadien était l’insulte suprême. Comme si ce petit frère de l’Amérique, pas si petit d’ailleurs, n’avait pas fourni son lot d’artistes emblématiques. Parmi eux se distinguèrent groupes et singer-songwriters : les Guess Who avec leur mémorable tube American Woman, immortalisé par Kevin Spacey dans American Beauty (1999), Neil Young bien sûr, le plus grand d’entre tous et la révérée Joni Mitchell. Cette figure de la pop culture aura produit une abondante discographie qui lui vaudra admiration et respect. Son exploration des musiques du XXème siècle, de la folk au jazz, l’a directement installée au panthéon des légendes pop. Mais en 1968, Joni n’est pas encore célèbre. 

C’est peu dire qu’elle se cherche même si elle a déjà écrit nombre de chansons qui deviendront vite des tubes. Chantée par Judy Collins, « Both Sides Now » atteindra la huitième place du Billboard américain alors que Joni Mitchell n’a pas encore posé un pied en studio. À l’époque, elle écume les clubs de Saskatoon, Saskatchewan et pousse jusqu’à Toronto. De là, elle franchit la frontière et tourne beaucoup aux États-Unis, à New York en particulier. Elle croise la route de Elliot Roberts. Ce dernier a flashé sur une bande démo que Buffy Sainte-Marie lui a faite écouter. Il propose à Joni Mitchell d’être son manager. Une lumineuse intuition leur dicte d’aller voir ce qui se passe en Californie du Sud, où ils posent leurs bagages en 1967. Repérée par David Crosby, alors en rupture avec les Byrds, Joni devient sa protégée. Il la présente à son cercle d’amis à Laurel Canyon. Coup de foudre immédiat et réciproque.  Joni s’installe dans une jolie maison sur Lookout Mountain Avenue, avec ses dessins et ses chansons. De son côté, Roberts trouve un deal avec Reprise Records et engage Crosby comme producteur. Au printemps 67, elle entre avec son jeune mentor au studio Sunset Sound. Ainsi démarre la légende de Joni.  

Le bien nommé « Song to a Seagull » sort en 1968. Sur ce premier album dépouillé, éclate un son de cathédrale. On pense au « Pink Moon » de Nick Drake, même si ce dernier offre une ambiance plus mate, parfois claustrophobique. Pourtant, même beauté simple, celle d’une guitare et d’une voix entremêlées. Bien qu’inexpérimenté dans l’art de l’enregistrement, Crosby comprend qu’il ne faut pas dénaturer les chansons de Joni, aussi opte-t-il pour une production limitée, pour ne pas dire symbolique. D’ailleurs, il se présente comme gardien de sa Musique. On pense au premier King Crimson : An observation by David Crosby. Ou encore à « Surrealistic Pillow » de l’Airplane aidé de Jerry Garcia. Imaginez Crosby en Musical and Spiritual Adviser. Grand bien lui a pris. En fait, il a l’idée simple d’enregistrer ces dix chansons poignantes dans le studio du Grand Piano aux vastes volumes et d’y ajouter suffisamment de micros afin de capter les réverbérations de la voix et de la guitare. D’où cette impression d’espace. Joni Mitchell semble chanter dans la salle du trône d’un royaume imaginaire. Merci Crosby. « I Had A King » pourrait lui être adressé au passage. La chanson d’ouverture doit sans doute rendre hommage à Arthur Kratzmann, son professeur de littérature, qui lui a appris à aimer les mots et à qui l’album est dédié. Cette première face, intitulée « I came to the City », est parfaite. Le mystique « Michael From Mountains » succède à « I Had A King ». Michael pour Michael Nesmith qui vivait dans les collines de Laurel Canyon avec Mitchell et toutes les autres figures de cette nouvelle vague pop ? Qu’importe si cela est sans doute faux, c’est beau. « Night In The City », bien que nocturne, vibre d’une rayonnante joie de vivre pour une compositrice qui semble avoir trouvé en ces lieux magiques son Eden personnel. Marcie renoue avec la lenteur, et de manière majestueuse. Nous parlions de Nick Drake, Joni Mitchell a développé son art guitaristique au fil de ses albums sur la base des accords ouverts et groupés. Cette technique donne à ses chansons une dimension rêveuse et étrange comme sur « Nathan La Franeer ». Le banshee, sorte de mandoline au son proche d’un harmonica, accentue cette impression. On se croirait dans la BO d’Il était une fois dans l’Ouest…

La deuxième face, « Out of the City and Down to the Seaside », paraît plus insaisissable encore. Elle s’ouvre sur « Sisotowbell Lane ». La voix de Joni est semblable à une brise marine, baudelairienne donc. Elle surnage au-dessus des contrariétés du monde avec une rare délicatesse. « The Dawntreader » et son imaginaire de galion prolonge ce rêve auroral. « The Pirate Of Penance » prend une tournure d’aventure harmonique, le jeu des voix évoquant avec dix ans d’avance ce que fera Kate Bush. « Song To A Seagull » frise quant à lui l’abstraction. Que de maturité dans l’interprétation pour un premier album. Joni Mitchell a tout juste 25 ans. Cactus Tree referme ce disque somptueux sur des accords une fois de plus Nick Drakien et semble ouvrir d’ores et déjà un nouveau cycle qui mènera directement à « Clouds » en 1969 et « Ladies of the Canyon » l’année d’après. 

C’est bien peu de le dire : Joni Mitchell occupe une place à part dans l’histoire de la musique californienne des années 60-70 et pas seulement pour la liberté extrême de sa musique. La pureté de son timbre, la beauté préraphaélite de ses mélodies en font une artiste singulière et estimée, dépassant d’ailleurs de loin les polémiques un brin stérile sur la visibilité des femmes dans la culture pop. Non contente d’avoir produit une discographie conséquente, Joni Mitchell aura composé « Woodstock », l’hymne d’une génération repris par le quatuor CSN&Y. Autant dire que Joni volait déjà haut. 

Joni Mitchell, Song to a Seagull (Reprise)

jonimitchellsongtoaseagull.jpg

https://tinyurl.com/476tn9ej

 

 

 

 

 


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