Les Doors à la porte ?

par Adehoum Arbane  le 15.06.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

Faut-il penser à rebours de toutes les doxas musicales ? Éternelle question qui continuera pour longtemps d’agiter le petit monde du rock et de la pop. D’autant qu’en bon pourfendeur du « système », on peut se placer de n’importe quel côté. Le système, est-ce les conventions établies depuis des lustres et qui irriguent la critique musicale ? Est-ce plutôt le fait de systématiquement remettre en question les totems, de crier noir quand tout le monde dit blanc ? Tradition contre snobisme, mainstream contre prescripteur de tendances ? Propos convenus ou opinons tranchées, esprit moutonnier ou posture du seul contre tous ? Sans doute un peu des deux, mon capitaine ! 

Sans qu’on ne sache pourquoi, les Doors – et Morrison bien entendu – font l’objet depuis quelque temps d’une campagne de dénigrement qui en laisserait certains cois. Le premier de tous les griefs tient à cette poésie de bazar qui alimenta, en cette féconde année 1967 qui les voit s’imposer avec un premier album éponyme, puis avec Strange Days, nombre de leurs premières chansons. Au premier rang desquelles figure The End. Si on dépasse l’admiration que l’on porte au groupe, voire au mythe, et que l’on se penche plus consciencieusement sur les paroles de The End, on pourra concéder à ses détracteurs une certaine grandiloquence, un tropisme pour le récitatif poing sur le cœur, par trop caricatural. On penserait presque à l’un de nos philosophes, adeptes des chemises blanches grandes ouvertes. Vous me direz et c’est fort recevable, "Morrison n’était pas Dylan". Chez Dylan, on note des accents fortement littéraires, une authenticité et un sens du lyrisme contenu que résument si bien ces vers, traduits ici : « Hé, monsieur le joueur de tambourin, joue une chanson pour moi/Je n’ai pas sommeil et nulle part où aller/ Hé, monsieur le joueur de tambourin, joue une chanson pour moi/Dans le matin cahin-caha je te suivrai. » Chez Morrison, l’inspiration est plus libre, confuse parfois, et prend la forme de saillies poétiques souvent insondables. Déclamations psychédéliques et mystérieuses, parfaitement dans l’air du temps. Mettons à son crédit l’impact qu’a dû susciter The End lorsqu’il fut joué live au Matrix et ce, bien avant d’être enregistré. 

L’impact n’est pas seulement musical. Fort d’une beauté hellénique, conscient de son magnétisme, Morrison n’aura de cesse de sculpter son apparence. Chevelures bouclées digne d’une statue grecque, regard inquisiteur, moue boudeuse. Le look sera à l’avenant : chemise bâillante, pantalon de cuir, ceinture à chevrons, boots de rigueur. Quant à la gestuelle et son fameux port de tête, c’est dans l’observation des bustes d’Alexandre le Grand que Morrison les trouvera. Et la poésie dans tout ça ? Elle est un apparat de plus, un ingrédient nécessaire à la construction du demi-dieu Jim, fort éloigné du pataud James que l’on découvre sur les clichés familiaux. Entre temps, il y aura eu un désert d’événements à traverser, l’émancipation avec le père, militaire de son état, ce voyage à Los Angeles, la vie de bohème et la culture qui va avec, Kerouac, Ginsberg, Corso, Rimbaud, Artaud, Céline. Il y a sans doute une forme de mépris pour cette conception starifiée, voire déifiée, du rockeur, peut-être un peu de jalousie aussi. Car Jim plait aux femmes. 

Plus prosaïquement, disons que ces deux aspects auront permis à Morrison et aux Doors de toucher deux publics distincts, pour ne pas dire opposés. D’un côté la jeunesse, avare de modèle à la beauté plastique parfaite, attirée par les mélodies faciles et les succès déjà écrits. De l’autre, un public plus mature, fasciné par cette nouvelle manifestation arty qui s’apprête à faire trembler l’establishment. En résumé, le monde insouciant de la pop – et de la jeunesse – et celui plus sérieux de l’art – et des adultes. C’est Danny Sugerman, le biographe des Doors, qui a théorisé cette stratégie morrisonienne. Ce qui fait de Jim Morrison le premier publicitaire de la pop (avec Zappa). Ne l’oublions pas, il fut diplômé de l’UCLA. Il suit des cours de littérature puis, de façon fort opportune, de cinéma. Le jeune homme connait le pouvoir de l’image. Et les mots sont aussi des images. Il tirera de son passage sur les bancs de la célèbre fac, un goût pour le symbolisme et la théâtralité. 

Si l’on s’en réfère aux seules chansons et si l’on met de côté celles qui peuplent notre imaginaire, les plus longues notamment, on conviendra que le groupe excellait malgré tout dans l’art de la pop song, du tube en puissance. Break On Through (To the Other Side), Light My Fire, Strange Days, Love Me Two Times, Moonlight Drive, People Are Strange, Hello, I Love You, The Unknown Soldier, Touch Me, Roadhouse Blues, Waiting for the Sun, Love Her Madly, L.A. Woman. Si on pousse l’investigation plus loin, on découvrira des perles aux paroles délicates, montrant un Morrison moins exubérant, plus sincère peut-être. Prenez Love Street : « She lives on Love Street/Lingers long on Love Street/She has a house and garden/I would like to see what happens. » On jurerait entendre du Graham Nash ! Ou encore : « Please believe me/The river told me/Very softly/Want you to hold me/Free fall flow, river flow/On and on it goes/Breathe under water till the end/ Free fall flow, river flow/On and on it goes/Breathe under water till the end/Yes, the river knows. » Tout comme les premiers vers de Blue Sunday (« I Found my own true love was on a blue Sunday ») donne tort à Lester Bangs quand il qualifiait Morrison, dans un papier datant de 1981, de clown, voire de Dionysos Bozo. Nous pouvons être sûr que Lester aimait au fond Morrison et les Doors dans leur plus simple appareil mélodique et textuel. 

Morrison serait un peu, pardonnez la comparaison, le professeur Raoult des sixties. Générant dans son sillon "pros" et "antis". Nous n’avons pas fini de nous écharper à son sujet, qui d’un défenseur zélé, qui d’un contempteur à la foi plus que mauvaise. Car, par-delà les jugements théoriques, stylistiques ou même le simple goût – car on peut au fond ne pas aimer les Doors, ne pas y être sensible –, les Doors sont entrés par la grande porte de l’Histoire. Avec Hendrix. Avec Dylan. Avec quelques autres petits chanceux. Et ce malgré les pitreries scéniques, les excès, la baise, l’alcool. Pour en revenir à Lester, son avatar cinématographié de Almost Famous, génialement incarné par le regretté Philip Seymour Hoffman, déclarait dans un élan poétique : « Jim Morrison is a drunken buffoon posing as a poet. Give me The Guess Who. They have the courage to BE druken buffoons, which MAKES them poetic ! » Et si on parlait des Guess Who ?

The Doors (Elektra Record)

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https://www.deezer.com/fr/album/340878

 

 

 

 

 

 


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