The New Tweedy Brothers, nage d’or

par Adehoum Arbane  le 11.05.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

 

Les scintillantes années soixante auront été un moment dans l’histoire de la culture américaine où se seront joués quelques grandes révolutions. Parmi elles, entremêlées, la pop music et ce que l’on appellera le Nouvel Hollywood. Les deux médias se sont croisés et parfois même répondus. Au sens propre quand des groupes comme les Seeds, les Electric Flag, Strawberry Alarm Clock, Chocolate Watchband ou encore Spirit apparaissent au détour d’une scène de film. De manière figuré lorsqu’une œuvre semble étrangement résonner avec son homologue sur pellicule.  

Parmi la ribambelle de calicots cinématographiques sortis en cette période féconde des années 1966-1969 et dont Easy Rider est, à n’en point douter, le climax absolu, on trouve un film en marge et pour plusieurs raisons. Il s’agit de The Swimmer, réalisé par l’obscur Frank Perry. Mais ce nageur n’est pas un classique de la Hippie Exploitations. D’abord parce qu’il fut tourné en 1966, avec quelques reshoots effectués par le jeune Sidney Pollack l’année d’après pour voir enfin le jour sur les écrans en mai 1968. Ensuite parce qu’il met en scène un Burt Lancaster vieillissant mais encore athlétique, l’acteur réussissant la performance d’apparaître, de la première à la dernière minute du film, en maillot de bain. L’histoire raconte ainsi le voyage initiatique de Ned Merrill, mari aimé et père aimant, décidant par une belle journée ensoleillée de rejoindre sa maison du Connecticut à la nage, en plongeant de piscine en piscine, visitant ainsi son voisinage de curieuse manière ; étapes qui seront autant de révélations tantôt heureuses, tantôt cruelles. Sans tout dire de ce film étrange et fascinant, y compris son dénouement, car il faut prendre le temps de le voir, nous pouvons affirmer qu’il s’agit ici d’une œuvre hédoniste et profondément mélancolique, esquissant – parfois maladroitement – un psychédélisme diffus, une vision libre collant merveilleusement à l’air du temps qui, tel un siroco, allait souffler sur la Californie.

Du côté de Portland, non loin de San Francisco la bohème, un groupe obscur s’attèle à l’enregistrement de son unique album qui nous intéresse bien évidemment. Les New Tweedy Brothers – tweedy signifiant homme riche ou gentleman-farmer, hasard ? – sont composés des frères Lackaff, Fred au chant et à la guitare rythmique et Danny derrière les fûts, de Dave Mclure à la basse et de Steven Ekman à la lead guitar. On ne sait pas grand-chose de cet album. Fut-il enregistré en 1966 ou en 1968 comme le suggère Philippe Thieyre dans son mythique Le Rock psychédélique américain (1966-1973) ? Mystère. Même aura que The Swimmer. Sa pochette hexagonale semble l’ambassadrice idéale, annonçant un contenu à la hauteur de nos plus folles espérances. Et c’est en effet le cas. Le disque s’ouvre sur Somebody's Peeping. « Quelqu’un frappe à ma porte » disent les premières paroles et l’on ne peut s’empêcher de songer à la première scène de The Swimmer. On découvre Lancaster, presque nu, courant dans un bois – a garden of Eden ? – et surgissant d’un buisson dans un jardin où un couple d’amis boit un verre. Lancaster contemple amoureusement la piscine. Dans cette scène fondatrice du reste du film, l’ambiance est moite, nimbée, heureuse, le bleu du chlore se confond avec celui du ciel. La chanson, elle, s’écoule comme un ruisseau, la guitare formidablement West Coast sonnant comme un rideau de perles ou à une harpe. Il se dégage de cette musique une magie païenne, paganique. I Can See It prolonge cette ambiance heureuse mais dans un flux accéléré, moins psyché, sans toutefois se départir de sa cristallinité. Sur I'd Go Anywhere, J’irai n’importe où – allusion voilée à Ned Merrill qui, au fur et à mesure de son voyage, semble se précipiter vers son néant, mais chut ! –, le groupe épouse les canons plus classiques du blues américain mais avec ce sens du drama, tout comme The Swimmer, où les rencontres de Ned vont d’espoir en désillusion. Danny's Song est un bel interlude quasi jazzy préparant le terrain à l’hypnotique et grégorien Wheels Of Fortune. Façon d’achever cette face A sur des notes grandioses. Précisons que sur ce titre hautement épique, les New Tweedy Brothers dépassent de loin leurs concurrents les plus sérieux, le Dead, l’Airplane, dans la magnificence psychédélique sans céder une once de leur exigence au mauvais goût le plus dévastateur. Aucun falbala exotique ne vient pervertir cette transe indianisante recréée par le seul truchement des guitares. 

La face B reprend les choses en douceur avec I See You're Looking Fine, tout en fragilité byrdsienne. À ce stade de l’album, l’auditeur navigue dans une brume, pas seulement san franciscaine, mais élégiaque à l’évidence. Dans le film, beaucoup de ralentis, de moments suspendus, de couleurs mordorées qui nous font hésiter sur la temporalité : sommes-nous en juillet ou aux portes de l’automne, lors d’un été indien où tout semble se confondre ? Whats Wrong With That est le dernier moment de réjouissance avant une fin de disque douce-amère. On est ici dans le plus pur style d’un Country Joe & The Fish qui s’y connait aussi en kermesse acide et en instantané poignant. Someone Just Passed By demeure sans doute le morceau le plus délicat du disque, d’une étonnante modernité tant il renvoie dans sa mélodie et son imaginaire aux meilleures chansons indie-rock. Her Darkness In December (Drone Song) s’impose comme le deuxième grand moment de cet enregistrement. Ensorcelant, terrifiant parfois, il colle à la perfection au final de The Swimmer, plongeant spectateur et auditeur confondus dans une panique émotionnelle qui les marquera à jamais. Lazy Livin' fait suite à cette Drone Song, le groupe ayant choisi de ne pas interrompre la transe mais d’en assurer la transition en douceur. 

Le disque des New Tweedy Brothers n’aura trouvé en guise de destin – et comme bien d’autres enregistrements – que l’oubli même si des rééditions l’auront remis sur pied et sur scène. Comme le nageur de Perry, film sorti trop tôt pour être arrimé au Nouvel Hollywood, objet secret réhabilité avec le temps, lui qui l’a si bien évoqué. Que Ned Merrill soit votre guide, que les frères Lackaff le rejoignent dans le grand bain de la vie et de la mort. 

The New Tweedy Brothers, The New Tweedy Bros (Ridon)

the-new-tweedy-pros.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=qrgvIcN0Usg

The Swimmer, bande-annonce : 

https://www.youtube.com/watch?v=yIegoQAayFs

 

 

 

 


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