Poplitiquement correct ?

par Adehoum Arbane  le 13.04.2021  dans la catégorie C'était mieux avant

De la célèbre déclaration de Lennon au sujet de la popularité des Beatles, supposée plus grande que celle de Jésus et qui valut au groupe les foudres des ligues chrétiennes américaines, aux pitreries punks, le rock se fit un malin plaisir à constamment bousculer l’establishment. Qu’on qualifie ce dernier de politiquement correct ou de conservateur, cette réalité ne date pas d’hier et domina l’Occident. C’est d’abord le puritanisme états-unien avec le fameux Code qui fit trembler le tout Hollywood. C’est encore Elvis « The Pelvis » Presley et son fameux déhanché dont les remous moraux ne cesseront de prodiguer leurs effets cataclysmiques tout au long des fifties. C’est la rigide société britannique qui, au mitant des sixties, tente de museler les radios pirates diffusant la Pop Music. C’est la France du Général de Gaulle post soixante-huitarde découvrant la jeune scène prog dont quelques formations radicales – à maints égards – telles que Magma, Martin Circus (« Ça fait du bien d’être un peu anar/Je suis bien vu à mon Canard ») ou Kominterm pour ne citer qu’eux. C’est enfin l’Allemagne qui, après l’hydre nazie, subit l’ogre communiste dont les velléités séparatistes à Berlin n’empêchent pas l’éclosion d’une nouvelle génération de groupes, hâtivement taxée de Krautrock, Amon Düül II et Can en tête ! 

L’Amérique qui a fomenté la révolution contre-culturelle au travers de nombreux médias – cinéma, musique, mode – reste cependant claquemuré dans sa pudibonderie. Comme nous l’avons dit, la pop se pose en remède, et de cheval. Plus que quiconque (des protest-singers de la trempe de Dylan), Frank Zappa et ses Mothers Of Invention dénoncent les travers de la société américaine de l’époque avec une poignées d’albums en réalité fondamentaux : Freak Out, Absolutly Free et We're Only In It For The Money. Mieux, avec quarante ans d’avance, Zappa prédit la pensée Mainstream Progressiste qui impose aujourd’hui sa loi aux États-Unis, dans un formidable et ironique retour en arrière moral, et qui a même, sans le vouloir, enfanté le monstre Trumpien. 

Sur Freak Out, premier double album des Mothers – le premier de l’histoire de la pop avec Blonde on Blonde –, Zappa écrit déjà le futur. Les chansons peignent une satire de l’Amérique comme le morceau en intro, Hungry Freaks, Daddy, harangue adressée à la Nation comportant ces fameux vers : « Mr. America, walk on by your supermarket dream ». Parmi eux notons Who Are The Brain Police ?, édité en single. Zappa s’en est expliqué dans une interview. Voilà ce qu’il dit : « A lot of people police their own brains. They're like citizen soldiers, so to speak. » Plus loin : « I mean, the people who want to become amateur brain police, their numbers grow every day – people who say to themselves, 'I couldn't possibly consider that', and then spank themselves for even getting that far. » Ce que Zappa fustige ce n’est pas tant le prétendu contrôle des esprits exercés par un état tyranique mais l’auto-censure contemporaine, cette « cancel culture » qui vise à dénoncer, boycotter voire à effacer toute pensée non conforme avec les dogmes de la gauche américaine. Sans pour autant le vouloir, Zappa préfigure aussi avec cette chanson les fameux Safe Spaces, ces « endroits » où les étudiants, ne supportant plus la contradiction, se réfugient dans un cloisonnement intellectuel des plus inquiétants. Enfin, Trouble Every Day. Rock d’une rare violence évoquant à dessein les émeutes de Watts. Au milieu de son texte, Zappa lâche ses mots, aujourd’hui hautement inflammables quand on songe aux indigénistes : « I'm not black but there's a whole lots a times I wish I could say I'm not white. » Comment interpréter cette confession ? D’autant que plus bas, il chante « And it's the same across the nation, black and white discrimination. » La discrimination en noir et blanc. Zappa ne pouvait pas avoir idée qu’un jour, on brandirait en guise d’argument ultime la notion de privilège blanc. Ses paroles continuent ainsi de résonner étrangement...

Passons à Absolutly Free (1967), suite donnée à Freak Out. Si Brown Shoes Don't Make It fait référence au fashion faux pas du président Lyndon B. Johnson – des chaussures marrons avec un costume gris –, la première face se partage entre classique dénonciation de la société de consommation (Plastic People) et ode au véganisme qui était déjà en vogue. En effet, de nombreux artistes, y compris issus de la pop culture, assumaient clairement leur régime alimentaire healthy. Dès l’introduction de Call Any Vegetables, Zappa déclare : « This is a song about vegetables… They keep you regular ; they’re real good for ya. » Mais chez Zappa l’humour prédomine, du moins permet-il une seconde lecture plus ironique. Il y a bien évidemment de la moquerie dans le trio The Duke Of Prunes/Amnesia Vivace/The Duke Regains His Chops. Même sarcasme sur Invocation & Ritual Dance Of The Young Pumpkin – le titre, le morceau étant un instrumental – et son final chanté, Soft-Sell Conclusion. Zappa se moque bien entendu de toutes ces modes représentant l’alpha et l’oméga de la culture hippie, tendance qui deviendra le principal sujet de We're Only In It For The Money, dernier volet de cette trilogie géniale. 

1968. Nous y voilà. We're Only In It For The Money sort dans les bacs et l’artwork intérieur annonce d’ores et déjà la couleur. L’album s’en prend clairement aux Beatles. Zappa les accuse d’insincérité. Sgt. Pepper’s n’est pas, selon le moustachu, une œuvre pop. Pour paraphraser le dernier titre des Mothers, Les Fab ont littéralement fait cet album pour l’argent. Plus globalement, les hippies – et le psychédélisme – sont dans son viseur. On le sait, derrière leur démarche potache en forme de happening musical permanent, les Mères de l’Invention et leur leader se font une très haute idée de la création musicale qui flirte bien souvent dans leur cas avec l’avant-garde. Zappa voit dans le psychédélisme une mode de plus dont il s’est affranchi, il en fustige ici les postures volontiers caricaturales : l’amour libre, la nudité, le spiritualisme de façade. Il reproche à cette jeunesse son trop plein de sérieux. À la liberté prônée par les hippies, s’est en fait substitué un conformisme de la pensée, une pruderie, voire une naïveté qui a traversé les âges. Comment serait interprétée un titre comme What's The Ugliest Part of Your Body à l’heure où les accusations de grossophobie pleuvent comme les obus en 14 ? Dans cette chanson, c’est bel et bien l’esprit qui est considéré comme laid. Laid par son inconsistance et son hypocrisie. Quant à la classe politique, rassurons-nous : ni la gauche ni la droite américaine ne sont ici épargnées. Voilà comment il qualifie ces deux camps : « prisoners of the same narrow-minded, superficial phoniness. » Zappa n’est clairement pas hippie, c’est un homme libre, et pas seulement du strict point de vue de la créativité. Il subira à ce titre pas mal de petites censures odieuses tout au long du processus de réalisation de l’album, sans parler de la Police de L.A. qui harcèle son public, autant de raisons qui le conduiront à quitter un temps la cité des anges pour New York. 

Zappa ne fut pas le seul à fustiger la tartufferie morale et progressiste de son époque.  Dans un autre genre, le chanteur de rue David Peel s’affirma, certes modestement, comme un contempteur à l’œil vif – malgré les drogues qu’il ingurgitait – et au verbe tranchant. Ses harangues libres et folles, comme sur Girl, Girl, Girl (They are made for love) laisserait coi plus d’une néo-féministe si elles avaient la curiosité d’y prêter une oreille. Mais qu’aurait pensé le plus iconoclaste des musiciens californiens de ces dérives militantes matinées de bienveillance ? Sans doute aurait-il trouvé le mot juste, la chanson fatale pour démystifier ce gros tas de bêtises. Ce qui lui aurait sans doute valu de rendre des comptes à la Police du Cerveau. 

Frank Zappa & The Mothers of Invention, Freak Out!, Absolutly Free, We’re Only In It For The Money (Verve)

 

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