Francesco Bianconi, splendeur abyssale

par Adehoum Arbane  le 17.11.2020  dans la catégorie A new disque in town

L’esprit fin de siècle n’a jamais été aussi prégnant qu’aujourd’hui. Angoisse climatique, sanitaire, identitaire et religieuse, le monde semble au bord du gouffre. Et comme souvent, ce sont les italiens qui ressentent le mieux ce curieux sentiment contradictoire. N’oublions pas que les progrès technologique et économique ont rallongé notre espérance de vie. Entre désespoir et espérance, obscurantisme et renaissance, ainsi va ce grand peuple latin dont Francesco Bianconi est, en 2020, le sublime ambassadeur. Son premier album en solo – le musicien a précédemment œuvré en groupe – s’intitule Forever. Pour toujours. On croirait une oraison. Funèbre, bien sûr. 

L’Italie a toujours renvoyé cette image d’un pays frappé par le soleil, une terre de douceurs, avec ses verdoyants valons, ses luxuriants vignobles, ses Intermezzos florentins et ses opéras fringants. Mais il fut aussi frappé par le sort, et à plusieurs reprises. Ce fut entre autres, la grande peste de Milan de 1629 à 1631. Plus proche de nous, c’est ce fascisme mussolinien de sinistre mémoire que Bianconi cite de façon fantomatique dans Andante. Sur ce premier album en solitaire – comme le mot convient bien à cette musique –, Francesco Bianconi aurait pu chanter à l’image de son compatriote Gazebo, I Like Chopin. Ici, les chansons sont dépourvues de l’habillage rock classique, à savoir la guitare, la basse et la batterie. Seuls demeurent, dans le silence de l’espace, un piano à la Satie, quelques cordes et bois bienvenus, un clavecin s’invitant de temps à autres, et la voix du maître. Le disque se divise en deux. On ne parlera pas de parties mais d’ambiances. Les morceaux les plus longs, chantés en italien, et des morceaux plus courts, souvent chantés en anglais (Go! et The Strength). Quelques invités ont répondu malgré tout à l’appel de Bianconi. Rufus Wrainwright sur Andante, Kazu Makino, chanteuse de Blonde Redhead, sur le vif Go!,  la franco-marocaine Hindi Zahra sur Fàika Llìl Wnhàr et Eleonor Friedberger, du duo The Fiery Furnaces, sur The Strength. 

La première face s’ouvre sur l’uppercut émotionnel de Il bene, le bien. « Ils ont fait de moi un nihiliste », chante-t-il du bout de lèvre, de son timbre d’ecclésiaste désabusé. Le ton est donné, il ne changera pas jusqu’au grand final de Forever. D’ailleurs, cette face A est un abîme. L’abisso poursuit dans cette grande dépression italienne dont les partis-pris stylistiques ont été mis au service de ses chansons. Toutes immenses. Andante, où Rufus et Francesco mélangent les langues anglaise et italienne, s’échangeant les rôles, possède sa mystique si particulière. L’instrumentation où l’on croit entendre une flûte timide, un orgue à pompe et qui fait surgir sur les toutes dernières minutes un saxophone de procession funéraire à la Nouvelle Orléans, donne au morceau toute sa majesté. Go! Arrive et tente de sauver le tout pour le tout mais c’est impossible. On se noie malgré tout dans cet océan de tristesse. Fàika Llìl Wnhàr semble alors une lueur d’espoir mais la voix presque valétudinaire de Hindi Zahra – la chanteuse n’a que 42 ans mais en parait ici 85 – nous pousse la tête sous les flots. Cependant c’est un sentiment doux qui nous envahit. Pour le dire autrement, ce disque n’a rien de lugubre. Créateur et auditeur naviguent dans une zone grise. À ce propos, regardez la tonalité  de la pochette. On y voit Francesco Bianconi et derrière lui, un palmier, comme une lueur d’espoir. 

La deuxième face s’ouvre sur le magnifique Zuma Beach, en référence à la célèbre plage de Malibu, au-dessus de Los Angeles et où des surfeurs croisent souvent la mort (et le grand blanc). Le refrain sonne comme un réconfort même s’il dit des choses infiniment tristes : « Aujourd'hui je me baigne dans l'océan/Et je te regarde de loin/Sur le sable à Zuma Beach/J'ai compris que je t'aime/Que je pourrais mourir comme ça/Et je pourrais mettre fin à la transhumation humaine ici. » The Strength nous donne l’occasion de retrouver Eleonor Friedberger. Leurs voix mêlées apaisent et c’est heureux, car les paroles ne sont guère réjouissantes, du moins ce qu’elles révèlent : pollution, glaciation, débarquement en Normandie. Certi uomini est cette chanson typique où Bianconi chante d’un empressement latin, avant de s’étendre, de s’épandre sur le refrain, joliment appelé Ritornello. Sur Assassinio dilettante, Bianconi nous parle de l’Assassin Contemporain, tueur en série mais aussi terroriste, djihadiste. Il le fait sur une mélodie calme, avec ces mots ancrés dans le réel, puisés dans les journaux ; ce sont quasi ses propres vers. Forever referme l’album sur une touche instrumentale comme si les mots avaient été de trop. L’homme en a trop dit. 

Francesco Bianconi se pose, avec Forever, comme le grand observateur de nos maux, ceux d’une époque que nous avons du mal à accepter tant elle bouscule nos habitudes, nos certitudes. Contrairement à son camarade mais néanmoins concurrent Andrea Laszlo de Simone, Bianconi livre la grande œuvre que nous attendions toutes et tous. Un album qui résonne avec les Temps. Un disque d’une profonde modernité et dont l’esprit, la philosophie et finalement la musique emportent tout, comme un tsunami de sentiments contrastés auquel on ne survivrait pas.  Forever, album immortel, donc. 

Francesco Bianconi, Forever (BMG)

bianconi-forever.jpg

https://www.youtube.com/channel/UCS5G4FZW6grNpMYmu2HTXCw

 

 

 

 

 

 

 


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