Band à part

par Adehoum Arbane  le 22.09.2020  dans la catégorie C'était mieux avant

Né en littérature, le mythe de l’antihéros appartient désormais au Cinéma. Et prend des formes différentes selon les genres. C’est la figure taciturne et ombrageuse du manchot incarné par Clint Eastwood dans la Trilogie du Dollar. C’est aussi le personnage de Han Solo, mercenaire et gentil voyou au début de la saga qui se mue en généralissime galactique au tout dernier acte. C’est enfin Snake Plissken dans New York 1997, œil lepénisé, magnifiquement incarné par Kurt Russell. L’antihéros existe aussi dans la mythologie rock. C’est Ray Davies des Kinks qui semble n’avoir cure des modes et du succès, voire de la révolution pop qui passe, tel un train, devant lui. Ce sont aussi les cinq musiciens du Band, le groupe du Dylan des années magiques (1965-1966), qui décidèrent un beau jour de voler de ses propres ailes. 

Antihéros pour plusieurs raisons qui aujourd’hui sautent aux yeux. Leur patronyme d’abord. Universel ? Banal et désincarné en vérité. L’appellation toute en sobriété ne risque pas de les couper de leur précédente condition de Backing Band. Leur look ensuite. Avec leur allure de mormons, pouvaient-ils susciter la hype et séduire ? Non à l’évidence. Qu’à cela ne tienne, ce devait être des bêtes de scène. Même pas. Pire, leur leader, Robbie Robertson, en avait une peur panique, d’où le titre de leur troisième album, appelé à dessein Stage Fright. Et leur musique, elle doit évoluer à l’avant-garde la pop ? Hé non ! Le Groupe renoue avec les racines américaines, creuset musical où ces musiciens tradis touillent rock, folk, blues, country, bluegrass ragtime et musique des Appalaches. Certes, sur le premier album, Music From Big Pink, ils s’octroient une fantaisie, la reprise du maître, This Wheel's on Fire, réinventé la même année – en 1968 donc – par Brian Auger et Julie Driscoll et interprété dans une version entre-deux – le clavier scintillant. Pour le reste, tout cela sonne terre-à-terre ou terrien. La musique qui se joue ici sent la tourbe. 

Le Band, c’est un peu comme si Josey Wales n’avait jamais assisté au viol de sa femme et au massacre de sa famille. Et c’est le taciturne deuxième 33t, considéré comme son chef-d’œuvre, qui en donne la pleine mesure. Parfait de bout en bout, il constitue une formidable synthèse d’un certain esprit américain qui continue de prospérer de nos jours, contre vents et marrées (progressistes), voir le groupe GospelbeacH. Sur la pochette, nos gars sûrs font grise mine. Ils ne sont pas là pour plaisanter. Par ailleurs, le recto du Lp ne mentionne rient d’autre que le nom du groupe qui en est aussi le titre. À ce stade, l’auditeur ressemble un peu à John Book dans Witness. Et pourtant, à contrario de son aspect patibulaire, le disque et ses douze chansons font envie. Il réside dans cet ensemble de qualité constante une certaine décontraction, une coolitude, dirions-nous, incarnée dès les premières mesures de Across The Great Divide. Rythme plein d’allant, mélodie immédiate – le Band n’a pas son pareil dans l’art toujours exigeant du songwriting –, la chanson se présente sous les meilleurs augures. D’autant qu’elle dévoile au fur et à mesure la richesse de l’instrumentarium du Band, dont ce saxophone virilement joué par l’organiste Garth Hudson. Rag Mama Rag commence par un violon en scie de bûcheron, préparant le terrain, bien labouré, à The Night They Drove Old Dixie Down, premier chef-d’œuvre dans le Chef-d’œuvre. Écrite par Robertson, c’est Levon Helm, le batteur du groupe, qui l’interprète de tout son cœur. Cette histoire de pauvre sudiste blanc pendant la guerre civil ne passerait pas en ces temps de déconstructions historiques – est-ce la déconstruction qui l’est ou les temps ? Malgré cela, c’est un classique bouleversant, une chanson puissante comme il en existe peu. Pour s’en remettre, quoi de mieux qu’une jolie ballade (When You Awake), ici composée par Robertson et Richard Manuel, bassiste de son état. Au sein du Band, tout le monde écrit, joue de tout et chante bien. Une exception. Up On Cripple Creek nous revient tel que Accross The Great Divide, mais dans un mood presque funk. Comment ce groupe de petits blancs tristes arrivent à groover de la sorte ? Par quel sortilège, si ce n’est le talent, y sont-ils parvenus ? Whispering Pines et une ballade de plus, de toute beauté, avec ses claviers frissonnants et ce refrain magique.

La face b démarre de manière conventionnellement rock, mais chez le Band, la convention n’est jamais ennuyeuse, au contraire. L’orgue, les cuivres ainsi que les voix conjuguées de Helm, Manuel et Danko constituent les ingrédients nécessaires à l’alchimie, sans parler du fait que Helm assure à la guitare et Manuel à la batterie. Troisième ballade au compteur, le touchant Rockin’ Chair est entièrement composé par Robertson qui embraye avec le très rock’n’roll Look Out Cleveland. Le Band est à l’aise dans tous les registres, détail assez rare à l’époque – CCR mis à part. Jawbone est un blues étiré, lymphatique mais subitement réveillé par l’orgue sur le refrain. L’album se referme sur deux chansons incroyables, Unfaithful Servant d’abord, deuxième classique du disque, composé par Robbie Robertson et superbement chanté par Rick Danko. Robertson n’a pas d’équivalent, si ce n’est Dylan, dans ce registre de la chanson emblème, tour à tour épique ou puissamment mélancolique comme ici. King Harvest (Has Surely Come) ensuite qui se développe sur une tonalité plus solaire (« Dry Summer, then comes fall »), enfin disons torride (l’orgue de Garth Hudson). 

Et dire que contrairement à une légende tenace, cet immense album fut enregistré sous les palmiers de L.A., non à Big Pink, comté de New York. Le groupe ne devait pas s’y sentir bien pour migrer fissa à NYC afin d’y graver trois de leurs chansons (Up On Cripple Creek, Whispering Pines, Jemima Surrender). La suite de l’histoire relèvera moins du California Dreamin', le Band n’arrivant pas à égaler cette livraison restée légendaire. Et pourtant, il faudra attendre le live Rock of Ages, en 1972, pour retrouver le groupe au meilleur de sa forme avec une sublime réinvention cuivrée The Night They Drove Old Dixie Down (merci au grand Allen Toussaint). Avant leur dernière valse, immortalisée par Scorcese. Band à part, mais dans tous les sens du terme. 

The Band, s/t (Capitol)

the_band.jpg

https://www.deezer.com/fr/album/300120

 

 

 

 

 

 

 

 


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