1969, année fatidique ?

par Adehoum Arbane  le 29.09.2020  dans la catégorie Des hauts débats

« If you’re going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair. » 

La célèbre phrase qu’entonne Scott McKenzie le 13 mai 1967 en introduction de son tube éternel, San Francisco, n’avait pas forcément valeur d’avertissement. Elle traduisait un moment in time comme disent les anglais. Soit l’incroyable vent de liberté qui souffle alors sur la Californie, et surtout San Francisco. La Mecque du psychédélisme hippie. Et McKenzie de poursuivre : « For those who come to San Francisco/Summertime will be a love-in there/In the streets of San Francisco/Gentle people with flowers in their hair. » Les Beautiful People, selon la formule de la chanteuse Melanie Safka, déferlent alors sur la ville dont la tradition transgressive et rebelle remonte à sa fondation.  Pour l’Histoire, 1967 fut l’année de l’amour et, par extension, celle de la fraternité. 1969 serait, quant à elle, l’année de la bascule, du chaos et du sang versé. La nuit du 9 août 1969, Sharon Tate, son coiffeur, son producteur et sa fiancée sont sauvagement assassinés par la Famille Manson. Le 6 décembre 1969, au Festival d’Altamont où les Stones sont têtes d’affiche, Meredith Hunter est tragiquement poignardé par un Hell Angel. Il n’en faudra pas plus pour faire de 1969 l’Annus horribilis. Ces actes dévastateurs, ces crimes odieux ont-ils cependant changé le cours de l’Histoire ? Ont-ils constitué des maillons dans l’implacable mécano du destin ? La pop semble raconter une toute autre version. Tantôt sombre, tantôt colorée, plus nuancée, moins évidente. 

La Sunshine Pop, vraiment ? 

Toujours en revenir à la Musique, à ce qu’elle dit de son époque. Pour montrer à quel point les crimes de l’année 69 – qui restent les événements les plus communément cités – ont marqué les mémoires, on leur a souvent opposé l’hédonisme naïf de la Sunshine Pop, joli miroir de l’esprit Peace & Love. Ce sous-genre de la pop music popularisé par les Beach Boys (Pet Sounds) et les Mamas & Papas a connu un succès fulgurant et aura produit quelques-uns des plus beaux disques (Present Tense de Sagittarius). Cette forme de pop orchestrale originaire de Californie du Sud offre un visage avenant au psychédélisme hirsute qui surgit alors, comme une mauvaise herbe, dans la Baie de San Francisco. Le caractère radieux de la musique, l’harmonie des voix, des guitares, la suavité des arrangements, tout concourt à en faire la musique hippie par excellence. Sauf que la vérité est bien plus têtue que cela. La Sunshine Pop née d’abord de ces jingles publicitaires, propres sur eux, que l’on entend à la radio mais aussi de l’Easy Listening, ce genre instrumental et cool que l’on écoute en fond sonore. C’est surtout une musique de producteurs, pensée et conçue pour plaire aux parents dont les enfants seraient tentés par le voyage à Frisco, ses promesses de débauches et de bacchanales droguées. En somme, une alternative. Pourtant, sans le vouloir, cette musique insouciante imprime un tout autre message dans les esprits, qui plus est avec le temps. Un exégète des sixties dira même de ces chansons sublimes et hautaines « qu’elles substituent à leur euphorie presque inquiétante une contemplation amère. Une inquiétude diffuse règne dans les paroles comme la musique, comme un prix à payer de tout ce luxe soudain et de cet hédonisme. » Impression traduite dans Mansions des Mamas & Papas.Selon ce dernier, la Sunshine Pop serait pareille à « un type que l’été n’invite plus depuis des années. » Il ne croyait pas si bien dire. 

Dès 67, summer of love et psychédélisme sombre.  

Car il y eut des signes annonciateurs. Surtout, l’été de l’amour peine à cacher une réalité moins flatteuse. La jeunesse qui débarque – dans tous les sens du terme – à Frisco se retrouve vite pris dans le piège du LSD et de la vie communautaire. Ce n’est pas pour rien que ce même communautarisme est aujourd’hui, pour des raisons tout autres, vivement dénoncé. Revenons à 1967. Si l’on écarte la Sunshine Pop pour les raisons déjà évoquées, attardons-nous sur le mouvement psychédélique. L’acid-rock montre déjà un cauchemar californien, à rebours du California Dreamin’ des Mamas & Papas. Cependant, il faut aller chercher, non chez les formations en vue – encore que –, mais dans la seconde division des groupes pour en dresser le constat. Bien sûr, Jefferson Airplane qui sort en cette année bénie deux albums fabuleux avec Grace Slick comme nouvelle chanteuse, Surrealistic Pillow et After Bathing At Baxter’s, traduit bien ce sentiment en demi-teinte, comme s’ils savaient la duperie de la contre-culture et que cette génération, forcément perdue, serait immanquablement flouée. Sur le premier disque, la musique, quoique romantique, commence à se tordre, fuzz oblige. Sur le second, les curseurs de la folie et du trouble sont poussés plus loin. Une ombre plane sur The Ballad of You & Me & Pooneil, Rejoyce et Wild Tyme quand Two Heads, dans un hoquet de basse, annonce la couleur du drame qui se joue déjà. 

Comme l’Airplane, Country Joe & The Fish sort deux albums coup sur coup, et deux chefs-d’œuvre ! Le premier est sans doute le plus dissymétrique des deux. Certes, il offre de belles ballades californiennes comme Sad And Lonely Times ou Grace, déjà perturbé par les narcotiques. Il donne surtout à entendre la démence d’un rock profondément affecté par ses addictions comme sur le lugubre Porpoise Mouth et l’angoissant instrumental Section 43, allusion à peine voilée à la guerre du Vietnam. Évidemment, il s’agit d’une œuvre matricielle qui fera école. Car c’est bien l’arrière-ban des formations psychédéliques qui tirera son épingle du jeu. Il n’est pas nécessaire de toutes les citer, mais il convient de montrer qu’en 1967, certaines produisent une musique éminemment novatrice. Parfois signés par des majors, bénéficiant de moyen et de toute la latitude pour explorer un versant jusqu’au-boutiste du psychédélisme, ces œuvres s’avèrent bien souvent supérieures aux classiques de l’establishment psyché. On trouve d’abord la formation texane The 13th Floor Elevators, la première à utiliser le terme de Psychedelic sur son premier album et à faire le voyage initiatique à Frisco : il en sortira un deuxième opus plus réussi, Easter Everywhere. Là aussi, la folie ne fait pas que guetter. Elle explose littéralement en bouillonnantes bulles de fuzz. Le groupe utilise aussi une cruche en terre cuite amplifiée qui donne à ses chansons ce son si particulier, sorte de borborygme étouffé et répétitif. 

En Californie du Sud, réputée plus pro, les groupes rivalisent de provocations. Prenez les Seeds qui sortent en 1967 leur album le plus psyché, Future. Si le futur doit ressembler à ça, nous sommes alors foutus. Car la musique a largement dépassé le carcan étriqué du rock garage dont le groupe avait posé les bases l’année d’avant avec Pushin Too Hard. Flower Lady And Her Assistant et le final de Fallin’ – chuter ! – en dit long (7’55’’) sur l’enfer du trip. C’est Boston qui propose la plus intéressante déclinaison du genre. Là aussi, le psychédélisme fait, d’une certaine manière, pâle figure. Ultimate Spinach avec ses deux albums dantesques n’est pas en reste quand il s’agit de traduire musicalement l’acid-rock. Ego Trip et surtout le torve Ballad Of The Hip Death Goddess sur le premier et le bien nommé Mind Flowers sur le second impressionneront ceux qui se donneront la peine de les écouter. Il ne sont pas les seuls. Citons Peak Impressions & Thoughts des Freeborne, Mystic Morning et The Prophet de l’excellent The Beacon Street Union, Young Dream des fantastiques Tangerine Zoo. On peut aussi se plonger dans l’unique disque de St John Green sans en sortir une seule seconde, sinon pour respirer, tant celui-ci relève de l’expérience totale comme le suggère son entame, 7th Generation Mutation. Comme si le cinéma de Romero avait trouvé son équivalent musical. Et nous n’étions qu’en 1968. 

À San Francisco, les imprononçables Neigh’rhood Childr’n, bien que calqués sur la formule de l’Airplane, avec une chanteuse aux males organes, produisent une musique aussi étrange que singulière comme en témoignent Long Years In Space et Chocolate Angel. Idem pour Morning Glory qui en matière de chaos sonore connait par cœur sa grammaire (Jelly Gas Flame, Point Of No Return). En 1968, ce sont sans doute les Fifty Foot Hose et H.P. Lovrecraft (à la base, une formation de Chicago) qui iront le plus loin dans l’horreur psyché, avec If Not This Time et Fantasy pour les premiers et Electrallentando pour les seconds. La Manson Family n’était pas encore dans les scopes de la célébrité. 

Les chansons anti-drogues fleurissent avant 69.

Comme pour contenir la révolution naissante et qui fait déjà ses premières victimes, quelques formations inventent le concept d’Anti-Drug Song. La plus célèbre est encore The Pusher de Steppenwolf qui servira de bande-son à l’un des films du Nouvel Hollywood, Easy Rider. Bien sûr, ce classique inusable se veut le miroir pas toujours folichon d’une Amérique désabusée, pour ne pas dire conservatrice et violente. Il est certain que le film n’augure rien de bon, y compris en Californie. Mais on ne pourra pas dire que l’insouciance aura duré, voire même existé. Très vite, le rock opère une prise de conscience radicale s’agissant des bouleversements qu’il aura précipité, sinon créé. Bien avant The Needle and the Damage Done de Neil Young, Paul Revere & The Raiders s’engagent dès 1966 avec le tube Kicks. Ils ne sont ni les seuls ni les premiers. Le folk singer anglais Bert Jansch avait déjà averti son auditoire en 1965 avec Needle of Death. Mother’s Little Helper fera aussi dans la pédagogie, dénonçant l’addiction et le risque d’overdose. Les Count Five quant à eux balancent un Psychotic Reaction sans ambiguïté. Popularisé par Kenny Rogers & The First Edition, Just Dropped In (To See What Condition My Condition Was In) dresse un constat identique. Quant à Arthur Lee, il compose une ballade sépulcrale, Signed D.C., dont la phrase résonne encore aujourd’hui de façon terrible : « My soul belongs to the dealer ».Même Eric Burdon avec ses New Animals y va de sa chanson anti-drogue, lui qui aura vu tomber pas mal d’amis (A Girl Named Sandoz). Plus timorés sont les Byrds qui avaient chanté en 66 Eight Miles High et qui reviennent en 1968 avec un morceau vaporeux cependant intitulé Artificial Energy. 

Des festivals Love & realy Peace. 

Face à Altamont, il convient d’opposer des contre-exemples. Woodstock nous vient tous à l’esprit pour ses trois jours de paix et de musique comme le veut la citation (trois morts dont une par overdose). Beaucoup de festivals se sont déroulés dans le calme et les good vibes. Le festival de Palm Springs ouvre le bal et c’est un succès en demi-teinte : des émeutes et un festivalier tué en marge de l’événement. La deuxième édition du Northern California Folk-Rock Festival se déroule sans encombre, idem pour le Toronto Pop Festival, l’Atlanta International Pop Festival et le Laurel Pop Festival. Le Seattle Pop Festival est un modèle du genre où une population de jeunes hippies vient écouter les vieilles légendes du rock’n’roll dans un moment d’intense communion. Après le gâchis d’Altamont, Miami réédite l’exploit dans un autre genre puisque, en plus des quarante-sept arrestations par les forces de police, un jeune homme mourra après une chute du haut d’une tour d’éclairage. Face à la réalité de ces grandes messes pop – des millions de spectateurs et pas mal de substances illicites – le bilan se veut plutôt positif. Altamont semble être le résultat d’une mauvaise stratégie, isolée bien sûr, dont les funestes conséquences feront entrer cet événement dans la légende, mais par la mauvaise porte. 

Inversion des tendances. 

La première et la plus évidente concerne les anciens groupes psychédéliques qui tentent alors d’exorciser les encombrants fantômes d’Altamont et de Manson. Comme nous l’avons vu, la rupture n’est pas franche entre l’esprit 67, largement fantasmé, et la réalité made in 69. Nombreuses sont les formations san franciscaines ayant opéré un virage musical qui ne fut pas le prolongement symbolique des crimes de l’année 1969. La vérité est plus décevante. Après trois années d’expérimentations psychédéliques, Grateful Dead et tant d’autres décident de revenir aux racines folk, blues et country. Gram Parsons esquissera même le rêve d’une musique cosmique américaine, en fait la country & western. Même la chanson Down By The River n’est en rien prémonitoire de la mort de Sharon Tate. Neil Young aurait avoué avoir composé ce morceau alors qu’il était cloué au lit, victime d’un délire dû à une forte fièvre. Alors que l’année 67 n’est pas vraiment celle des fleurs et de l’amour universel, l’année 1969 se pare musicalement d’accents solaires et ce, quel que soit le registre. D’abord, le psychédélisme n’est pas tout à fait enterré. Beaucoup de groupes continuent l’aventure sonore, sous d’autres formes, psyché hard voire progressives. Cette dernière option ouvre aux USA un passionnant chapitre musical, donnant des œuvres rêveuses et enchanteresses. En 1970, les Bostoniens Bead Game sortent l’album Welcome, nanti d’un papillon évocateur d’ambiances électriques et pastorales. Thundertree joue sur le même registre, loin des ambiances bad trip de ses ainés des sixties. C’est encore l’incontournable Paul Revere & The Raiders qui revient en 1969 avec son indécrottable optimisme résumé en un disque, le génial, drôle et entraînant Hard 'n' Heavy (with marshmallow) dont le titre dit tout de la désinvolture des musiciens face à la "dureté" des temps. Ironie du sort, Mr. Sun, Mr. Moon, qui ouvre le disque, est retenu par Tarantino pour figurer dans la bande-son de son film, Once Upon A Time In Hollywood, sur le non-assassinat purement imaginaire de Sharon Tate !

Il n’y aura jamais eu d’un côté un joli trip servi sur buvard en 67 et de l’autre un bad trip en 69, rattrapant tout ce joli monde pour le confronter aux cruelles réalités de l’existence. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier ces atrocités, ne revenons pas dessus. Elles constituent des faits historiques mais peuvent être vues comme des accidents, voire des événements locaux donc marginaux. La tentation est grande de les placer dans une conjonction d’événements funestes, un alignement d’astres sombres annonçant la fin des temps – ici la fin d’une décennie. Me direz-vous c’est toujours ainsi que l’on perçoit les choses. Les sixties ont commencé dans l’euphorie avec la naissance des Beatles et se seront achevées dans la gueule de bois de leur séparation. Si on ajoute les événements en Ohio, la triste fin du couple Polanski-Tate, la tragédie (évitable) d’Altamont – note pour plus tard, ne plus embaucher les Hells Angels et ne plus les payer en bières –, l’enlisement au Vietnam, le délitement de la classe politique américaine, la fin du LSD, l’explosion de l’héroïne et de la cocaïne, les violences policières, le tableau parait sinistre. Mais vu de la musique, ce dernier se pare de mille nuances à considérer. Et à méditer.

 

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