Lucio Battisti, dolce vitale

par Adehoum Arbane  le 28.05.2019  dans la catégorie C'était mieux avant

L’homme fragile. 

À mille lieux de la figure consacrée de la rock star triomphante dont Robert Plant et Roger Daltrey furent les ambassadeurs les plus connus. Chose étonnante, c’est au pays de la virilité plastronnée qu’on trouva son contraire, tout de pudeur vêtue. Lucio Battisti, pop star discrète – mythe en Italie, secret bien gardé hors de ses frontières –, est l’incarnation d’un nouvel axiome : l’âme plus forte que le corps. Il aura opéré cette mue sur le temps long, en osant l’impensable dans le grand petit monde de la pop : la fusion entre la sensibilité méditerranéenne et les influences anglo-saxonnes qui ne sonne jamais comme une trahison. Ce croisement des genres prend chair, si l’on ose dire, dans son neuvième opus, Anima Latina donc. La clé de compréhension de cet album fondateur réside bien dans la personnalité de Battisti, de l’homme dessous l’armure de l’artiste. 

L’âme latine ici bat comme un cœur. Malgré les éclairs synthétiques, cette musique s’offre, sanguine et fortement émotionnelle. Le couple fusionnel, bien qu’artistique, qu’il forme avec le parolier (et coproducteur) Mogol, a porté haut cette exigence des sphères, de la sentimentalité profonde. Elle accoucha d’une musique éthérée comme le suggère déjà le lent Abbracciala Abbracciali Abbracciati, embrasé au couchant, luxuriant mais jamais pompier et où les claviers languides côtoient les cuivres de foire. Les enfants sur la pochette semblent tous être de la balle, avec leur couvercle de poubelles en guise de cymbales, le trombone trouvé on ne sait où. On est en 1974 et Battisti ne regarde pas l’horizon tendu alors par le Heavy Rock ou le Glam, bien trop exubérant pour ce dandy au physique presque féminin, même si son intuition lui ouvre grande la voie vers son Chef-d’œuvre. Lucio Battisti en image ? Un ténor d’un mètre soixante-neuf lové dans ses fourrures, des bottines poussant de ses pantalons évasés tel un hippie un peu bohème. Battisti, sublime Sarkozy pop ! Retour au disque. Due Mondi, chanté avec Mara Cubeddu, s’ébroue dans les éclaboussures marines, porté par les vents doux qui soufflent du Sud. Amour, Jalousiesont des mots qu’il prononce comme un cri du cœur, la voix s’évaporant dans les aigues, comme brisée, quand un saxophone se contorsionne de désir. Mogol a beau parler à travers la bouche de Battisti, il se fond en lui, capitalisant dès lors sur un Lucio à fleur de peau. Le sexe faible, c’était bien lui. Ce dernier n’avait-il d’ailleurs pas sorti quelques années plus tôt – en 1970 – Emozioni, Passions ? À l’époque, cette musique n’a pas d’équivalant, et pas seulement en raison de sa géographie. Musicalement, on ne peut parler de psyché, ni de prog. Encore moins de variété. Le jazz, quant à lui, est bien loin. La volupté utérine de Anonimo renvoie à la rigueur à un autre album contemporain bien que radicalement différent dans la forme : Rock Bottom de Robert Wyatt. Ces deux-là s’observent tels des Sphinx et se rejoignent par la singularité subtile de leur musique. Utilisant comme son homologue anglais la très large palette des claviers, synthés et orgues trafiqués, Battisti se cantonne cependant – sans perdre en liberté – dans les rivages acoustiques. Ses guitares romantiques ont quelque chose de Gábor Szabó. Gli Uomini Celesti scintille à chaque seconde comme une mer sicilienne sans ride, dorée à chaud par le Soleil. Si la première minute bien entamée se retient comme un orgasme interdit, la trente sixième seconde relâche ce torrent de pensées confuses. À ce stade, il faut noter l’impressionnant travail d’arrangement qui vient mêler aux instruments cités des percussions retenues puis lancées comme ça, dans l’espace. Après deux reprises de Gli Uomini Celesti et un Duo Mondi joué sobrement au piano, la face B commence comme une course contre la montre : c’est Anima Latina, le morceau qui donne son titre à l’album. On dirait une sorte de free jazz qui n’aurait jamais oublié sa pop, une musique hors des carcans mais toujours mélodieuse. En écoutant les paroles que l’on ne comprend pas toujours – mais promis on essaye d’en percer le mystère – l’on songe à un autre rockeur écorché, féminin, Melmoth (La devanture des ivresses). « Le coke éclabousse la chaussée/C’est beau quand vous accélérez » répond étrangement aux vers de Mogol, « Scende ruzzolando/Dai tetti di lamiera/Indugiando sulla scritta/Bevi Coca Cola » (Tombant des toits en tôle/S’attardant sur un écriteau/Buvez du Coca Cola). Il Salame et son titre étonnant – ode au salami mais pas que – se présente comme un puzzle musical, avec ses pépiements synthétiques, son piano grave, sa lenteur grandiose et la façon dont Battisti chante, comme s’il jouait sur le tapis de l’existence ses dernières cartes, brelan de mots et carré de larmes, dans un final mémorable. Puis La Nuova America. On imagine que les marathoniens courent vers la victoire sur ce genre d’hymne définitif. Le thème principal résonne, splendide, les guitares ondoient, les chœurs nous achèvent dans une mort si douce qu’on en redemanderait. Macchina Del Tempo est le dernier voyage avant le tombé de rideau. Sept minutes spatiales et bizarres. C’est aussi cela, Lucio Battisti. Le titre n’a de cesse de revisiter son passé, remixant malicieusement quelques-uns de ses thèmes. Pour rebondir à nouveau vers l’inconnu. Dans un sursaut de génie. Separazione Naturale referme le disque sur un borborygme étrange. Cette musique l’est tout autant. 

Disons-le, Lucio Battisti est revenu d’un voyage au Brésil dont l’ambiance, les couleurs, les sons l’avaient marqué, avec une idée en tête ; celle-ci donnera Anima Latina. Ces Deux Mondes ce sont peut-être son Italie natale et ces terres tropicales perpétuellement baignées de chaleur. Cette Nouvelle Amérique, c’est l’Amérique du Sud, bien sûr. En 1976, Battisti est à nouveau à l’affiche avec La Batteria, Il Contrabbasso, Eccetera et son premier titre Ancora Tu, un peu disco, un peu mélo mais si beau. Le seul cliché qu’on pourrait entendre, admettre, valider et celui prétendant que les italiens sont des cadors. Des héros magnifiques même quand ils sont un peu perdants, du moins amoureusement perdus. Éconduits comme on dit. En revanche, la musique de Battisti ne peut l’être. Quand on y met un pied, c’est tout le corps et l’esprit qui tombent à la renverse. 

Lucio Battisti, Anima Latina (Numero Uno)

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https://www.youtube.com/watch?v=BZ-eQzWB-58

 

 

 

 

 

 


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