David Ackles, normal Rockwell ?

par Adehoum Arbane  le 14.05.2019  dans la catégorie C'était mieux avant

On a trop vite fait de réduire la culture américaine au spectre hollywoodien encore que ce dernier puisse s’enorgueillir de couvrir une large période – dépassant le siècle –, riches en chefs-d’œuvre. Ainsi la peinture états-unienne, et son courant réaliste, brosse-t-elle, si l’on ose dire, un portrait de la nation – de ses paysages, de ses habitants – à l’image de ce continent : précis, vaste et grandiose. Parmi ces grands portraitistes, on compte bien évidement Edward Hooper, Charles Sheeler, John Sloan, Grant Wood et… David Ackles. Mais David Ackles n’est pas un artiste peintre, quoique. C’est un singer-songwriter signé par Elektra chez qui il grave ses trois premiers albums avant de passer chez Columbia le temps d’un dernier album en 1973, Five & Dime. À l’instar d’artistes exigeants, donc en marge – on pense ici à Randy Newman –, Ackles connut une carrière pour le moins confidentielle, loin des hits et du star-system. Son œuvre mérite cependant que l’on prenne le temps de la réécouter, de la reconsidérer, de la réévaluer. Pourtant les choses avaient plutôt bien commencé. 

Fort du succès de la locomotive Doorsienne, Jac Holzman, le patron d’Elektra, décide de signer des artistes moins en vue. Ainsi fait-il la connaissance de David Ackles qu’il engage aussitôt dans son staff de songwriters. Constatant que les chansons d’Ackles ne peuvent être interprétées par autre que lui-même, il lui suggère d’enregistrer sous son propre nom. David Acklessort en 1968, sans atteindre la reconnaissance tant espérée. Qu’importe, le label l’incite à persévérer. L’année d’après sort Subway To The Country, nanti d’un budget plus conséquent et chaperonné par l’incontournable producteur Al Kooper. Sous son faste orchestral, Ackles nous régale de ses chansons tantôt poignantes, tantôt théâtrales, à mi-chemin entre un folklore antédiluvien, Kurt Weillien en diable, et le rock en vigueur. 1972. Poursuivant dans la même lignée mais avec Bernie Taupin à la production, Ackles s’attèle à son magnum opus, le puissant American Gothic. Le compositeur se paie le luxe d’ouvrir son album par le morceau titre, fresque picturale et sociale de trois minutes et vingt-trois secondes. Déjà, la musique foisonne, carillonne de toute part. Les arrangements, somptueux, y font merveille. Sa voix grave tapisse l’espace, ajoute une profondeur que le texte nourrit au-delà de tout. Cet instantané d’une pieuse famille de fermiers américains, les Jenkins, captive l’auditeur à la manière d’un roman. Les derniers mots sont glaçants s’agissant d’une pop song : « Ah, but are they happy ?/You'd be surprised.../Between the bed and the booze and the shoes/They suffer least who suffer what they choose.» Le titre quant à lui renvoie au tableau du même nom, signé Grant Wood. Ackles et sa femme poussent le vice jusqu’à poser comme le célèbre couple peint par l’artiste. Comme sur tous ses albums, Ackles place en deuxième position une ballade sentimentale, ici Love's Enough. C’est un baume après tant d’émotions reçues ! Ackles explique que l’amour comme la mort, la peine et la tristesse font partie de la vie. Voilà pourquoi il va chercher son inspiration dans ces sentiments contradictoires mais universels. Avec Ballad of the Ship of State, on retrouve le Ackles impérial. Bien que joué au piano et introduit par un arrangement inquiétant, c’est sans doute le morceau le plus « rock » de l’album. One Night Stand aborde le thème de la rencontre sous un angle plus provocateur, celui-ci du coup d’un soir. Ackles y déploie cependant tout son savoir-faire, avec une douceur et une sensibilité rares. Oh, California rend hommage à l’État d’adoption de sa famille, là où il grandit, étudia et vécut. Another Friday Night referme la face sur des notes country, avec une slide bienvenue et un orgue que l’artiste avait déjà employé dès son premier disque. Étrangement, la chanson sonne comme du Elton John. Changement de face, changement de style, enfin à quelques détails près puisque Family Band se la joue chorale grandiose, gospel des dimanches à la campagne, quand les églises vibrent de la ferveur des fidèles dont les clameurs jaillissent dans les rues, et jusque dans les champs au repos. Midnight Carousel est sans doute le morceau le plus complexe du disque tant il convoque tous les styles de la musique populaire américaine. Son entame au piano, ses effets de cordes, sa petite gigue au moment du refrain servent admirablement ce manège vespéral. De Waiting for the Moving Van à Montana Song en passant par Blues for Billy Whitecloud – avec ses musiciens issus de l’armée du salut ! –, l’art de miniaturiste de Ackles brille de mille feux. Jamais des histoires chantées n’auront été aussi fouillées, mais surtout, jamais une telle musique n’aura autant transporté l’auditeur, le faisant voyager dans le passé américain sans rien concéder à la modernité. La modernité, c’est la majesté quasi symphonique de Montana Song, le fait que tous ces éléments cohabitent ensemble, entrent parfois en collision sans en briser l’ineffable magie. 

David Ackles aurait dû légitimement s’imposer. D’ailleurs, son patronyme le place systématiquement en tête de toutes les encyclopédies pop. À l’époque, le Los Angeles Free Press se fait l’écho du talent de David Ackles, comparant son American Gothic au Sgt. Pepper’s des Beatles. Comparaison n’est pas raison, dit-on souvent. Certes, mais… En 1973, Five & Dime parait plus fade au regard de son prestigieux devancier. Ce qui n’empêche pas Jenna Saves – pour ne citer que cette chanson – de retrouver les accents antiques du Gothique Américain selon Ackles. Le Norman Rockwell de la classic popaméricaine. 

David Ackles, American Gothic (Elektra Records)

davidackles-americangothic.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=Qa6QfOTE4j0

 

 

 

 

 

 


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