Soft Machine au Paradiso, de haute lutte

par Adehoum Arbane  le 12.02.2019  dans la catégorie C'était mieux avant

Si l’acte de création se définit par une prise de risque – ceux qui ne font rien ne se trompent jamais comme dit l’adage –, sa perpétuation se veut une lutte de chaque instant. Cette sentence à priori pompeuse et un brin hermétique – on aurait pu l’entendre dans n’importe quelle émission de France Culture – trouve pourtant son expression la plus juste à l’occasion d’un concert qui fut donné dans la célèbre salle Amstellodamoise, le Paradiso. Nous sommes en mars 1969. Le club affiche fièrement le nom de Soft Machine, jeune formation prometteuse réduite à un trio comme c’est la mode depuis Le Jimi Hendrix Experience – avec qui Soft Machine a tourné – et Cream. La Machine Molle a déjà deux albums à son actif mais ce soir-là, elle va tout bonnement jouer la quasi intégralité de son deuxième disque, sobrement appelé Volume Two. Ce qui relève déjà en soi d’une performance. Mais cette dernière ne fut pas là où on l’attendait. 

Soft Machine dans ses premières incarnations a volontairement choisi d’être un groupe sans guitare, contre vents et marrées. Mais de façon fort astucieuse, Hugh Hooper – le nouveau venu, remplaçant du poète Kevin Ayers – et Mike Ratledge décident d’équiper leur instrument d’une pédale fuzz, fort à la mode en ces temps. Volume Two montre alors une formation plus en confiance, plus puissante aussi même si les cuivres qui s’y ajoutent temporisent, donnant à l’ensemble une couleur plus jazz que rock. Mais au Paradiso, les musiciens jouent sans filets (comprendre, sans section de cuivres). Dès l’entame de Hulloder on ne s’attend pas encore à l’orage électrique qui va tonner. Dada Was Here commence comme sur l’album par une espagnolade, si chère à Wyatt, et qui lui donne l’occasion de s’exprimer comme chanteur. Cependant, les pédales fuzz de ses compagnons viennent troubler le joli ordonnancement pop qui est – encore ! – en 68-69 la marque de fabrique de Soft Machine (le côté soft, justement). Orgue et basse vrombissent littéralement. Et d’autant plus que le morceau dans sa version live dure plus de huit minutes. Ce qui tient au hasard (le niveau sonore de la salle) se transforme très vite en rapport de force symbolique. C’est une lutte fratricide qui s’engage entre Wyatt et le duo fatal Hooper-Ratledge. Comprenant qu’il peine à imposer sa voix, Wyatt s’efforce de déployer ses poumons et pousse son timbre au-delà des limites. L’arrivée du chorus d’orgue donne au batteur-chanteur un prétexte tout trouvé pour faire une pause et se remettre de ses émotions d’autant qu’il doit accompagner Ratledge à la batterie, ce dont il s’acquitte de façon fort professionnelle. La deuxième partie du morceau témoigne de la violence de l’attaque. L’organiste fait ainsi durer jusqu’à l’extase le riff qui termine habituellement Dada Was Here alors que la batterie de Wyatt roule des baguettes et des fûts dans un moment de transe élastique. Le combat du chanteur va très – trop – vite reprendre sur As Long As He Lies Perfectly Still. D’ailleurs on ne l’entend quasi pas au tout début du morceau. La faute de Ratledge, l’omniprésent. On sent bien que Bob tente une percée sur le pont, Mike lui laissant un court répit en relâchant les brides de sa fuzz. Fire Engine Passing With Bells Clanging, Hibou, Anemone And Bear et la suite Pig-Orange Skin Food-A Door Opens And Closes-10-30-Returns To The Bedroom permettent au trio de s’exprimer en mode instrumental. On voit bien sur Pig que le sphinx Ratledge prend toute la place, toute la lumière. On se rend compte, aujourd’hui en 2019, de ce que cette musique avait de fascinante et de novatrice. Elle bouillonnait comme un volcan, éclaboussant l’audience – sans doute médusée – de gerbes électriques, comme ces images de chantier la nuit où les soudeuses dessinent dans la nuit profonde des étincelles, flammèches et autres carambolages d’étoiles provisoires s’éteignant ensuite pour renaitre dans un ballet immuable. 

Pour revenir à cette bataille des titans, disons qu’elle annonçait les divergences qui allaient, comme des flèches empoisonnées, traverser le groupe. Wyatt, bien que fou de jazz, désirait poursuivre dans le registre de la chanson. Hooper et surtout Ratledge lorgnaient ostensiblement vers le jazz. Musique chantée vs musique instrumentale. Fantaisie vs intellectualisme. On peut d’ores et déjà dire que cet enregistrement, réédité en 1995, a donc quelque chose d’historique, il incarne en effet une tentative de rupture qui aura lieu en 1971 avec le départ de Wyatt, qui va former en retour Matching Mole – le double sens en dit long sur l’état d’esprit du musicien. Live at Paradiso est historique aussi par la folie musicale suturant l’espace, avant que d’autres groupes comme Led Zep ou Black Sabbath ne préemptent le concept de lourdeur dans la pop (Heavy Metal). Mais aussi par le fait que le groupe inventait dès 1969 la musique de club (dans un club, le Paradiso), les Dj sets clandestins, ce que l’on appellerait plus tard les Rave Parties. Pas si molle que cela, la Machine avait donc tout programmé à l’avance. 

Soft Machine, Live at Paradiso (Voiceprint)

paradiso.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=dC1Y-sqSPFE

 

 

 

 

 

 


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