La genèse de Phil Collins

par Adehoum Arbane  le 22.05.2018  dans la catégorie C'était mieux avant

Il y a chez les amoureux de Genesis, et de pop en général, une forme de schizophrénie latente et d’une certaine manière inévitable. D’un côté le fan du Genesis originel, celui des années 70-75 et de la respectabilité arty initiée par Peter Gabriel. De l’autre, le même homme essayant de tendre une oreille attentive à la période Phil Collins du groupe, pour le coup, résolument commerciale – sans même parler de la carrière solo du célèbre batteur. Pour ne rien arranger, il faut bien dire que ce fan n’était sans doute pas né quand la Genèse sortit Trespass, Nursery Rhymes, Foxtrot, Selling England By The Pounds et le double album The Lambs Lies Down On Broadway. En revanche il sait tout de Duke, Abacab, Genesis et Invisible Touch, connaît sur le bout des doigts les hits estampillés « Phil Sound » que sont Land Of Confusion, Jesus He Knows Me, Against All Odds etc. Alors pourquoi ce dédain ? Faudrait-il être fou pour assumer d’aimer le Genesis des années 80, et le Phil Collins mainstream,certes opportuniste dans ses choix artistiques mais fantastique pourvoyeur de mélodies éternelles ? Peut-être… C’est même certain. Celui qui a le mieux disserté sur Genesis reste encore Patrick Bateman, célèbre personnage de Brett Easton Ellis dans American Psycho. Détail étonnant mais Phil Collins lui-même, dans sa biographie Not Dead Yet, a désavoué cet embarrassant rock critique, au jugement pourtant très sûr. Prenez cette considération d’ordre général : « Tous les disques qui avaient précédé Duke me semblaient trop « artistiques », trop intellectuels. C’est avec Duke (Atlantic, 1980) que la présence de Phil Collins a commencé de s’imposer, et que la musique s’est modernisée, avec une rythmique prédominante, tandis les paroles devenaient moins mystiques, plus précises dans leur thème (peut-être à cause du départ de Peter Gabriel) et que les circonvolutions complexes, ambiguës, autour de l’idée de perte, devenaient des tubes de qualité, que je finis peu à peu par apprécier. » Duke entame la nouvelle décennie en ouvrant littéralement les fenêtres, comme sur la pochette. Est-ce pour envisager cet avenir forcément dégagé, radieux, ou pour contempler à nouveau le passé, le travail accompli ? Il est plaisant de constater à quel point Behind The Lines, entame de Duke, et le plus court Man of Our Times offrent une inspiration proche du Genesis prog mais avec un son plus dense, plus massif. Misunderstanding et Turn It on Again en sont les figures de proue qui, dans les charts, ont prouvé que le groupe, réduit à un trio, avait encore des choses à dire. Duke's Travels et Duke's End proposent un final grandiose, témoin des fresques instrumentales d’antan. L’année d’après, Phil Collins, Tony Banks et Mike Rutherford, confortés dans leur choix esthétique, enchaînent sur Abacab. Qui confirme les orientations retenues, poussant cependant celles-ci plus loin encore grâce au travail remarquable de leur nouveau producteur Hugh Padgham. Ici, on entre de plain-pied dans les eighties. Mais avec une vélocité qui doit beaucoup au jeu de batterie de Collins dont on oublie à quel point il fut un grand musicien avant d’être un chanteur et un songwriter compétent. En 1983, le treizième album de Genesis – troisième de l’ère nouvelle – voit le groupe poursuivre son irrésistibles ascension, avec quelques moments forts et profondément originaux comme Mama. Pour reprendre les mots si bien choisis de Bateman, That’s All s’affirme comme une « complainte de l’amour repoussé et humilié », pop song « dotée d’une mélodie vive et guillerette »et, selon ce dernier, « meilleur chanson de l’album »

Invisible Touch, l’acmé. Écoutons Patrick Bateman : « Invisible Touch (Atlantic, 1986) est sans conteste le chef-d’œuvre du groupe. C’est une méditation épique sur l’intangible, qui parallèlement approfondit et enrichit la signification des trois albums précédents. Il possède une qualité de résonance qui ne cesse de hanter l’auditeur, et la musique en est si belle qu’il est presque impossible de s’en arracher, car chaque chanson nous parle, d’une manière ou d’une autre, de l’inconnu, de la distance qui sépare les êtres (Invisible Touch), mettant en cause les rapports de domination et d’aliénation, que ce soit le fait d’amants ou d’États autoritaires (Land Of Confusion) ou par la répétition des mots sans signification (Tonight Tonight Tonight). Somme toute, il est à placer au rang des toutes meilleures créations de rock and roll de la décennie, et la tête pensante, derrière ce disque, avec bien sûr le talent musical de Banks, Collins, Rutherford, est Hugh Padgham, qui n’avait encore jamais trouvé un son aussi clair et net, aussi moderne. On perçoit pratiquement chaque nuance de chaque instrument. En termes de qualité lyrique et d’écriture musicale pure, cet album atteint un point de professionnalisme jusqu’alors inégalé. » Que rajouter de plus sinon que l’on ne peut que souscrire à une telle analyse, à sa froideur détaillée pourtant essentielle. 

Et Phil Collins dans tout ça ? Bien évidemment, celui-ci n’est pas étranger au succès tant commercial qu’artistique de Genesis. Alors que le groupe s’engage dans ses années les plus fastes – financièrement parlant –, Collins sort un premier album solo sans le vouloir. Issu de maquettes directement enregistrées dans son home studio, Face value montre l’appétence de Collins pour des chansons mélancoliques et contrariées, retranscriptions musicales de ses déboires sentimentaux. Malgré tout, ce premier essai présente un Phil Collins éclectique, à l’aise avec son temps sur le lent et robotique In The Air Tonight et sa célèbre relance, taillé pour pondre de très belles ballades ombrageuses et contre tout attente, avenant dans ses habits soul, trahissant ses premières amours musicales de jeunesse. Quant à I’m Not Moving, il rappelle le Macca éternel que l’on aime, et que Collins a toujours révéré avec les trois autres Beatles. La reprise de Tomorrow Never Knows est d’ailleurs là pour le prouver. Là encore, Brett Easton Bateman a su trouver les mots justes : « Les tentatives de Phil Collins en solo semblent plus commerciales, et donc réussies, mais dans un cadre plus étroit, particulièrement l’album No Jacket Requiered, et des chansons comme In The Air Tonight, Against All Odds (bien que cette dernière ait été occultée par le film magnifique dont elle est tirée), Take Me Home et Sussudio (une grande, grande chanson ; une de mes préférées), ainsi que son remake de You Can’t Hurry Love, que je ne suis pas seul à trouver supérieur à la version originale des Supremes. » Sussudio renoue avec l’innocence des premières pop songs de l’Angleterre des années 62-63, avec un soupçon de Motown, voire de Prince mais en sonnant plus Prince que le Kid de Minneapolis lui-même. Pour échapper aux méandres du cerveau de Patrick, nous dirons que Collins s’est émancipé, à la fois au sein de Genesis et en solo. Voilà un homme qui faillit passer à côté de la révolution pop des 60s s’il n’avait rejoint en 1971 la formation de Peter Gabriel. Au sein de Genesis, il allait trouver sa place, comme batteur d’abord, puis en tant que chanteur. Mais pourquoi alors avoir opéré ce tournant mainstream ? Certes, le progressif agonisait déjà quand le quatuor privé de Gabriel, sortit la même année, Trick of the Tail et Wind and Wuthering. Il fallait trouver autre chose ou, du moins, suivre le train lancé à cent à l’heure de la nouvelle génération post-punk/new wave. Allons plus loin. L’enfance de Collins fournit des éléments de réponse. D’une extraction modeste, à la rigueur middle-class – au contraire de Gabriel, Bank, Rutherford et Hackett qui appartenaient à la grande bourgeoisie –, Collins a grandi dans la culture populaire. Avec les Beatles bien sûr, mais aussi avec le music-hall, le théâtre et le cinéma. Il ne s’en servit jamais pour apporter à sa musique un vernis conceptuel, non. Après le départ de Peter Gabriel, lorsqu’il décide de devenir le chanteur officiel de Genesis, sur disque et sur scène, Phil Collins remise la garde-robe poético-théâtrale de l’ex-leader, lui préférant la salopette du Working Class Hero. Bien que composé par Tony Banks, Trick of the Tail, la chanson, correspond davantage au goût de Collins. Tout comme Ripples. Il était dès lors naturel, pour ne pas dire inéluctable, que Collins emmenât le groupe vers les rivages de la reconnaissance populaire. 

Alors, quel Genesis faut-il aimer, voire préférer ? D’abord, pourquoi choisir ? Il n’est point question de folie, de tiraillement impossible mais d’une maturation. Lorsque nous étions jeunes, notre attirance pour le progressif correspondait à un idéal purement romantique, ce dernier résonnait en nous parce qu’il répondait précisément à cette quête spirituelle. Avec le temps, la volonté de tout transgresser s’est progessivement – ! – atténuée, nous sommes revenus à quelque chose de plus rassurant, de plus simple. L’âge aidant, nous nous sommes assagis et avons marqué la volonté de renouer avec la pop si évidente qui, si elle ne révolutionne rien, continue de dérouler ses richesses mélodiques. En un fil éternel. 

Genesis, Invisible Touch (Charisma/Virgin-Atlantic)

genesis-invisible-touch-g1952542.jpg.png

https://www.youtube.com/watch?v=05M8kBIesi0

Phil Collins, Face Value, No Jacket Requiered (Atlantic)

face-value.jpg

https://www.deezer.com/en/album/14297402

https://www.youtube.com/watch?v=t62ghsW32sc

 

 

 

 

 

 

 


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