Jefferson Airplane, rêve d’Amérique

par Adehoum Arbane  le 26.03.2018  dans la catégorie C'était mieux avant

Le régionalisme, si souvent étriqué, semble mieux convenir aux vastes géographies. D’autant qu’en France, il se résume souvent au camembert de Normandie et aux rillettes du Mans. Appliquée aux États-Unis d’Amérique, l’idée pourrait paraître moins ravageuse. Par un effet de distorsion, de grandeur extrême, le pays et ses millions de citoyens n’ont aucun mal à se réclamer d’un état, d’une ville. S’agissant du rock, la chose fut bien différente, obérant parfois malgré eux leur plan de carrière. Surtout à San Francisco, capitale du psychédélisme, de la défonce et du grand n’importe quoi. Il est un groupe qui sut s’affranchir de son terroir pour littéralement rayonner. Il ne diffère pas tant des autres, dans la mesure où il rassembla la crème des hippies de Haight-Ashbury. Mais certains de ses musiciens, visionnaires, jouèrent par leur sens du songwriting et bien d’autres qualités un rôle déterminant. Cet exemple porte bien son nom : le Jefferson Airplane. On ne sait par quel miracle il parvint à décoller – n’y voyait aucune malice – vers les sommets de la reconnaissance et ce, par-delà les frontières de la Californie. Avec les Doors de L.A., l’Airplane figure parmi les formations psyché les plus populaires, de ceux qui connurent aussi le succès à grande échelle, ce qui n’est pas rien même (et surtout) pour des hippies. Cinq albums auront suffi, quatre si l’on considère que l’acte de naissance de l’Airplane survint avec le départ de Signe Anderson et l’arrivée de Grace Slick, véritable gorgone lysergique. De ceux gravés entre 1967 et 1969 – si l’on extrait volontairement leur live Bless Its Pointed Little Head paru en février 1969 – Crown Of Creation incarne un sommet stylistique, bien que finalement moins ouvertement acid folk que Surrealistic Pillow et moins ambitieux que After Bathing At Baxter's. Par la profondeur du son et la beauté de ses chansons, il représente une forme d’absolu, un jalon dans l’histoire du rock américain. Plusieurs explications à cela. La première tient dans le couple Slick/Kantner. Grace Slick n’a pas son pareil pour transcender un titre, fut-il écrit par un autre. Triad de Crosby peut la remercier tant sa voix puissante et veloutée enrobe les mots, les rehausse d’un écho, les ombre délicatement. Ses propres compositions tiennent le haut du pavé, Lather qui ouvre l’album dans une aurore magique et Greasy Heart, plus psychiatrique. Le sens de la mélodie y est constant. Kantner quant à lui incarne l’âme du groupe, sa caution poétique autant que politique. Il en est l’un des incontestables moteurs, une sorte de Dylan californien. Son physique ingrat le prédestinait moins au succès que son alter ego féminin. Il demeure cependant le pilier philosophique du Jefferson Airplane, celui qui, féru de science-fiction, livrera Blows Against the Empire – sous l’étiquette Jefferson Starship. In Time, Crown Of Creation bien sûr et The House At Pooneil Corners qu’il cosigne avec le deuxième chanteur Marty Balin, sont de véritables chefs-d’œuvre. La deuxième raison de la primauté d’un tel disque prend source dans le groupe en lui-même, plus précisément dans son trio de voix. L’association Slick-Balin-Kantner fonctionne à merveille et reste ce que la culture pop a enfanté de plus beau, avec peut-être bien sûr Crosby, Stills & Nash. Équilibre vocal, sens de l’harmonie trouvant son expression ultime dans le morceau titre. Et dans son final incroyable, chanté, enregistré et mixé à la perfection. Inspiré par une nouvelle de John Wyndham, The Chrysalids, chaque vers sonne juste, frappe l’auditeur par sa puissance évocatrice : « Life is change/How it differs from the rocks/I've seen their ways too often for my liking/New worlds to gain/My life is to survive and be alive for you ». Relativement court, il n’en demeure pas moins incandescent, traversé de splendeurs et subtilement servi par des musiciens accomplis – Jorma Kaukonen à la guitare, Jack Casady à la basse et Spencer Dryden à la batterie. Moins chamarré que After Bathing At Baxter’s, Crown Of Creation brille pourtant de mille feux et porte haut le message de l’Airplane, au point de permettre au groupe de franchir un cap dans la perception populaire, et d’acquérir par la même une dimension statutaire. Son art de la chanson iconique, son sens de l’épopée – Hey Fredrick sur Volunteers, Let's Go Together, A Child Is Coming et Hijack sur Blows Against the Empire – s’inscrivent dans cette tradition américaine, qui rayonne au-delà de la musique, jusque dans la littérature. Comme si les créations de l’Airplane s’apparentaient à ces blocs massifs de poésie pure, l’Ulysse de James Joyce – certes irlandais – et publié pour la première fois dans la revue américaine The Little Review, ou Les feuilles d’herbes de Walt Whitman. Ces pièces musicales, disséminées tout au long de leur discographie, disent quelque chose de l’Amérique. Mieux, elles résonnent avec une certaine mythologique, propre à ce pays dont la nature héroïque éclate à chaque page, à chaque seconde. Elles racontent des pans entiers d’une Histoire moderne commencée dès l’ère industrielle – les années 1850 – et qui trouve son apogée dramatique en ces années de guerre froide et de dissuasion nucléaire dont Wooden Ships – chanson en partie écrite par Kantner – demeure le miroir le plus effroyable. Sur Volunteers, la série de chansons Hey Fredrick/Wooden Ships/Eskimo Blue Day impose la suprématie créative, dramatique et symbolique de musiciens en passe de devenir les Steinbeck du rock. Mais en assimilant les nouvelles références de la science-fiction alors en plein essor, notamment sous la plume pessimiste, géniale et paranoïaque de Philip K Dick. En l’espace de quatre petites années, Jefferson Airplane sera devenu une institution, et le premier groupe underground à vendre plus de 2,5 millions d’albums. De quoi largement couronner une carrière, riche en audacieuses créations.

Jefferson Airplane, Crown Of Creation (RCA)

Crown of.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=P-z0PGDSVKs

 

 

 

 

 

 

 


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