Electric Music at the Gate of Dawn

par Adehoum Arbane  le 06.02.2018  dans la catégorie C'était mieux avant

Au fond tout comme la techno, le psychédélisme reste une musique fondamentalement liée à la drogue, le LSD en l’occurrence. Voilà pourquoi le revivalisme sonne faux, son psychédélisme à lui s’apparente à une expérience bio, c’est-à-dire sans la chimie qui va avec. Qui dit chimie dit alchimie. Cette remarque semble s’appliquer de même à la production made in sixties. En effet, dès 1967 le rock psyché se transforme en mode. Tout le monde y va de sa lysergie sur disque, perdant au passage le message originel. Cependant il en est qui sauront tirer du cerveau psyché la substantifique essence, et ce dès les prémices. Ces deux noms au prestige largement répandu chez l’un, plus confidentiel pour l’autre, incarnent à travers un disque et un seul, leur premier, la quintessence de cette nouvelle esthétique et représentent ainsi, de part et d’autre de l’Atlantique, les exemples les plus aboutis de ce que l’on appellera très vite l’acid rock. Dans l’Angleterre conservatrice de Harold Wilson, ce ne sont pas les Beatles qui élargissent le champ des possibles, même si Tomorrow Never Knows par sa complexité en avait posé les bases, solides. Dans les studios d’Abbey Road, alors que les Fabs gravent leur sergent poivre pour l’éternité, un groupe d’étudiants en architecture édifie un rock d’un nouveau genre, bien qu’imprégné de cette pop à jabot, acidulée et féérique qui n’a que très peu de choses en commun avec sa déclinaison américaine. Emmené par Roger ‘Syd’ Barrett, Pink Floyd se différencie, par ses options musicales, d’autres formations non moins talentueuses comme Tomorrow ou Traffic. Trois singles avaient déjà bousculé la donne, rebattu les cartes : le génial Arnold Layne suivi de See Emily Play et de Candy And A Currant Bun. Certes la fantaisie domine encore cette musique en gestation, mais déjà les premières hallucinations sonores y cuisent à gros bouillon. C’est avec The Piper At The Gate Of Dawn que le tournant s’opère. Et dès le premier titre, Astronomy Domine, à la poésie étrange, science-fictionnesque. Comme si les délires contemplatifs de Kubrick rencontraient les guitares du Velvet Underground – avec lequel Pink Floyd partage de nombreux points communs. Malgré la formule relativement classique  guitare, orgue, basse, batterie , c’est bien le style Pink Floyd qui sonne le glas d’une certaine naïveté à l’anglaise. Tout dans ce disque vibre bizarrement, les lignes de guitare sont anti-conventionnelles, l’orgue farfisa de Rick Wright lamine jusqu’à nos derniers neurones, Mason palie son manque de technique par un jeu en décalé – voir Moe Tucker –, peu avare en cymbales, quant à Roger Waters il montre à quel point il fut un bassiste compétent avant de s’affirmer comme un songwriter de génie. Et puis, il y a Syd. Rien que le prénom dit tout et résume s’il en était besoin l’esprit – dérangé – des premières chansons du Floyd. Mais nous y reviendrons.

Pendant ce temps, rendons cette justice aux ricains, comme le chantait en 1970 l’un de nos plus célèbres chanteurs, c’est ici, aux États-Unis que le psychédélisme fut inventé, du moins le mot mais pas que. Alors que L.A. se démarque par le professionnalisme de sa scène, sans doute due à la proximité avec l’industrie hollywoodienne, San Francisco s’impose d’emblée comme l’épicentre du mouvement hippie, et propose la musique qui va avec, mais en version psychiatrique. Plus politisée, tournée exclusivement vers la consommation de drogue, cette dernière ramasse les racines, les principaux codes, les jette sans discernement dans son chaudron et touille la décoction pour la renverser ensuite sur des centaines de vinyles. La ville y est à ce point fascinante, créative qu’elle attire d’autres formations venues humer l’air du temps et y trouver, pour leur deuxième album, une inspiration kaléidoscopique ; c’est le cas notamment du 13th Floor Elevators – des texans totalement allumés – et de H.P Lovecraft – des sorciers échappés de Chicago. À San Francisco et plus précisément à Berkeley, Country Joe & The Fish fomente sa révolution. Le premier opus a tout du manifeste et son titre, de la promesse philosophique : Electric Music For The Mind And Body. Le plus admirable tient dans le fait que Country Joe McDonald, son leader, vient de la scène folk-blues et ragtime, mais sa voix profonde, la qualité de son écriture mixée intuitivement aux talents de ses musiciens propulseront le Fish et son Lp vers les sommets du psychédélisme US dont il est le plus noble ambassadeur. Comme pour Pink Floyd, l’ossature instrumentale, certes conventionnelle, adopte les ingrédients à la mode – guitare fuzz et orgue acide – sans tomber dans le piège d’un orientalisme fake. Au contraire le groupe explore-t-il non sans talent les possibilités de chaque instrument pour construire une musique résolument neuve, et ce dans le cadre d’un studio quand tant d’autres tentent d’y reproduire les grandes messes live qui avaient fait leur succès. Bien sûr, Country Joe & The Fish ne s’éloigne jamais de ses racines, le blues, mais en y incorporant ces petites touches colorielles et planantes qui participent à sa refondation, comme sur Death Sound. Porpoise Mouth et Section 43 en même temps que Bass Strings et Grace sont les figures de proue de l’album, l’orgue en fines lames de cristal de David Cohen et l’électricité crissante de Barry Melton concourent à la réussite de ces vaisseaux majestueux, courts ou longs, qui ne connurent que peu de concurrence parmi l’establishment psyché de Frisco. Cet équilibre entre courtes vignettes rock et épopées électriques se retrouvent aussi chez Pink Floyd.

Confrontons maintenant Electric Music For The Mind And Body et Piper At The Gates Of Dawn. Joe et Syd partagent ce penchant pour les belles mélodies, limpides et ondoyantes, avec certes ce grain de sable saupoudré au-dessus d’une mécanique parfaite. Masked Marauder ou Porpoise Mouth d’un côté, Matilda Mother ou Flaming de l’autre, ces chansons ont ceci de spécial qu’elles semblent faites de porcelaine. Autre trait de caractère commun, les morceaux les plus longs s’apparentent à des orages où tout semble possible, même si Pink Floyd marque un point en plus sur le tableau de l’audace. Écoutez Pow R. Toc H., Take Up Thy Stethoscope and Walk et bien sûr Interstellar Overdrive, avec leurs cris d’oiseaux, leurs structures habiles mais parallèles, leur dissonance permanente, toute en décalage avec les sucreries que sont Scarecrow, Chapter 24 ou The Gnome – à mille lieux des confiseries gentillettes produites à la chaîne par le tout venant de la pop britannique –, et encore il n’y a pas un titre qui ne soit marqué du sceau de la démence pure et simple : Bike, Lucifer Sam par exemple distille leur poison malsain, bien qu’enrobés parfois de douceur. Des toffees au cyanure ! C’est bien l’esprit des Nursery Rhymes que l’on retrouve mais puissance mille, et totalement phagocyté par le LSD que Barrett consommait alors de façon inquiétante. Piper, ce diamant noir ! Retour en Californie du nord. Derrière la nonchalance d’un hymne à l’amour comme Grace – ode à Grace Slick –, le Fish navigue aussi en eaux troubles. L’instrumental Section 43 sera son Interstellar Overdrive à lui, moins ouvert, plus minimal, il n’en demeure pas moins torturé et glaçant comme une mauvaise descente de trip. Apesanteur presque touffue d’un morceau dont le titre pourrait suggérer ces progressions infinies, infiniment mortelles, des troupes américaines dans l’enfer resserré, tendu, grimaçant, étouffant de la jungle nord-vietnamienne. Là aussi, la guitare taillade à coup de machette l’inextricable branchage de l’orgue qui part sur la fin, pour revenir comme une fièvre dans un remous ultime d’harmonica. Bass Strings y va aussi de fuite en arrière, dans une lente caresse méditative rappelant le portrait livide des fumeurs d’opium des clubs de Saïgon. Orgue perlant, guitare en rideau de pluie, voix alanguie, merveilleuse d’abandon dont le timbre résonne diamétralement avec celui de Syd, sans doute marqué par ses propres fêlures.

Le fait est que l’on ne retrouva pas, dans les années qui suivront, d’œuvre aussi intense, aussi authentiquement dominée par l’exigence du trip. Chaque seconde, comme sur le final de Bass Strings, semble murmurer ces trois lettres, L.S.D. Il y aura bien sûr des ovnis, des chefs-d’œuvre même, mais pas de disques aussi fondateurs que ces deux-là. Hormis peut-être Easter Everywhere – même sens du titre claquant comme un slogan pro-défonce – du 13th Floor Elevators, enregistré en septembre et balancé dans un deal éclair des bas-fonds de Frisco, en novembre 67. Mais ceci est une autre histoire.

Country Joe & The Fish, Electric Music For The Mind And Body (Vanguard)

Electric music.jpg

https://www.youtube.com/watch?v=OtfXPFRg2gw&list=PLCRX5lnJmahGvVSrb2IhRhAQCGi_dyR4H

Pink Floyd, The Piper At The Gate Of Dawn (EMI)

Piper.jpg

http://www.deezer.com/fr/album/12506866

 

 

 

 

 

 

 


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