BS&T, les larmes de la délicatesse

par Adehoum Arbane  le 09.05.2017  dans la catégorie C'était mieux avant

Le rêve urbain se transforme le plus souvent en cauchemar. La ville devient un cloaque duquel on peine à s’extraire. Souvent l’envie de retrouver des paysages artificiels certes, mais harmonieux, se fait sentir. Voilà pourquoi on rêve au château de Versailles, sa verticalité arborée, son horizontalité de granit. Est-il possible de concevoir un chef-d’œuvre de délicatesse ailleurs qu’en ces lieux ? Faut-il se retirer dans un cottage pour signer le futur chef-d’œuvre de la pop sophistiquée ? Prenez New York par exemple, cet enfer fumant et maugréant. Circulation infernale, conception binaire, des lignes qui se traversent et que l’on appelle basiquement avenues (numérotées à l’infini). On est loin du château de la cour du roi soleil. Et pourtant, dans cette cité qui ne dort jamais, là où la folk s’est réinventée, des hommes de bonnes intentions conçurent un chef-d’œuvre pop. Prononcez leur nom est un bien mauvais présage : Blood, Sweat & Tears. Derrière ce patronyme churchillien la seule délicatesse prévaut. Preuve en est leur premier album, sorti le 21 février 1968, Child is the father to the man. Emmené par Al Kooper, l’homme à qui l’on doit le fameux riff d’hammond sur Like A Rolling Stone de Dylan, BS&T (procédons de la même manière qu’avec CSN&Y) connaîtra une première et courte période – un album donc – avant celle qui marquera le succès commercial du groupe grâce à une formule éprouvée, voix grave et cuivres puissants. Pour autant, les cuivres étaient bien là, dès les débuts mais la science du songwriting de Kooper et son talent d’arrangeur leur apporteront par moments une touche légèrement baroque qui fait de cet unique disque un disque unique, donc. Si blues et soul ne sont jamais loin, on le voit dès l’entame – Overture et I Love You More Than You'll Ever Know –, la préciosité semble à chaque fois l’emporter. Comme sur Morning Glory, ballade éthérée de Tim Buckley qui se mue en immense chanson voluptueuse et spirituelle, magnifiquement interprétée, aux multiples strates et où les cuivres jupitériens se complètent à merveille avec l’orgue chaud de Kooper. Quelques reprises émaillent ce Child is the father to the man mais celles-ci demeurent en tout point parfaites, parfois même supérieures aux originaux, en tout cas suffisamment singulières pour détonner, s’affirmer. Without Her, de Harry Nilsson, pourtant peu manchot dans l’art de la pop ouvragée, devient ici une sorte rumba évanescente en même temps qu’alerte, grâce à la magie orchestrale du groupe - l’une de ses caractéristiques faut-il le préciser. Ainsi, les musiciens de swinguer d’un registre à l’autre, entre rock, blues, soul, jazz jusqu’au psychédélisme en vigueur. Meagan's Gypsy Eyes, puisqu’il s’agit de cette chanson, se déroule ainsi sur une tonalité rêveuse due à l’ondioline, mais jamais putassière. Just A Smile, du jeune Randy Newman – déjà « locataire » du Brill Building – signe un tube immédiat au refrain que nos musiciens portent jusqu’aux nues. Mais ne travestissons pas les faits. Si le groupe se plie aux exigences de l’époque – rejouer les standards sixties – Kooper et Katz rivalisent de talent au travers de compositions personnelles qui tiennent largement le haut du pavé new yorkais. My Days Are Numbered, I Can't Quit Her possèdent un pouvoir certain, un charme peu commun pour un si jeune groupe ayant décidé d’officier de surcroit dans un format relativement important, l’octuor. Si la prise de son est énorme, le raffinement des arrangements, les chœurs et autres interventions des différents solistes ne bousculent en rien cet édifice de verre, éminemment lumineux. Démonstration en est faite sur House In The Country, sautillant, rutilant, pop en diable ! Seul Somethin' Goin' On s’impose comme la concession blues de rigueur, jam longue de hui minutes pile, et qui, fort heureusement, ne vient pas briser l’harmonie d’ensemble. L’album se referme sur le gracile The Modern Adventures of Plato, Diogenes and Freud dont le titre laissait présager du pire et qui cependant se veut la matrice idéale du style Kooper. Les passages de violons ne sont jamais de trop, cette fantaisie européenne donnant au morceau toute sa force, sa suave énergie. So Much Love/Underture dont la première partie, signée du mythique team de songwriters Goffin-King, se veut la conclusion exquise – les dernières secondes entremêlant des motifs extraits des précédents morceaux –, parachevant ce chef-d’œuvre relativement méconnu et qui se doit d’inviter tout un chacun à une exploration méthodique de la carrière de Al Kooper, d’abord avec Mike Bloomfield et Stephen Stills puis en solo, l’homme n’ayant pas démérité en écrivant et enregistrant inlassablement. Finalement, en toute fin d’album, après avoir laissé résonner la dernière note, on se rendra vite compte de l’absence de sang et de sueur, malgré le swing évident des thèmes proposés. Pourtant, dieu sait à quel point nous aurons tous versé des larmes d’émotion.

Blood, Sweat & Tears, Child Is The Father To The Man (Columbia)

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https://www.youtube.com/watch?v=AgesCz0KjpE

 

 

 

 

 

 


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