Eskimo, le grand saut

par Adehoum Arbane  le 28.06.2016  dans la catégorie A new disque in town

L’important n’est pas de savoir si Eskimo sonne comme la petite sœur australe de PJ Harvey. Non, l’important est de savoir d’où vient Eskimo. Pour comprendre la suite, à l’évidence. On la retrouve ainsi très tôt au côté d’Erwann Corré, leader facétieux et perfectionniste du collectif pop surréaliste, De La Jolie Musique. La belle y joue divers instruments, y fait parfois retentir son timbre. Alors, quand elle décide de voler de ses propres ailes sous son propre surnom, Eskimo, la jeune musicienne ose le grand saut. Pour atterrir là où on ne l’attendait pas. Marie – de son vrai prénom – est une affranchie. Elle aurait pu poursuivre la suavité façon DLJM, mais préfère tester la rugosité des guitares, comme seul accompagnement de sa voix, qui semble ne plus tintinnabuler. On dirait une grande prêtresse à la beauté klimtienne, l’oracle d’un rock devenu entre temps stoïque, spectral, comme si elle avait voulu gommer la féminité inhérente à la pop pour mieux renaître sous des formes moins polies. Plus intéressantes aussi. Il existe dans l’Histoire quelques exemples d’artistes ayant osé le grand saut, ayant quitté l’imagerie douceureuse de leur formation pour aborder des rivages musicaux moins lisses, plus contrariés. On pense ainsi à Talk Talk qui se réinventa en groupe expérimental. En creusant son histoire, on apprend que la jeune femme avait en fait effectué ses débuts au sein d’une obscure formation new-wave – c’est le propre de la nouvelle vague musicale d’être obscure –dont elle fut la figure centrale d’où son appétit pour des paysages abrupts, découpés, non par la simple érosion du temps mais par celle des arpèges, excavés par ses soins. De ses nombreux voyages elle va développer un goût pour les grands espaces musicaux, car comment interpréter autrement le choix de morceaux aussi longs – de cinq à six minutes –, d’une tracklist aussi étendue qu’une steppe d’Asie – nous parlons d’un EP. C’est cela le grand saut, d’abord dans l’inconnu mais un saut qui vous mène loin, tellement loin qu’on parlerait d’ailleurs. À la lisière d’une musique d’inspiration contemporaine dont la pochette, dans son abstraction blême, est le prolongement. Observons un instant les morceaux – des chansons ? –, entrons dedans, visitons-les sans crainte. Longs, nous l’avons déjà dit, ils représentent admirablement ce que le titre de l’EP résume, des ombres dansantes. Ces ombres ce sont les guitares éméchées, la clarinette grave, et la voix d’Eskimo, une sorte de murmure d’outre-tombe mais cependant contrasté, qui parfois hésite, s’arrête pour repartir, plus tempétueux que jamais. De cette ataraxie harmonique au dépouillement instrumental, un fort sentiment de séduction surgit, c’est comme un filtre qui petit à petit produirait son effet. S’ils n’étaient pas autant dilatés nous dirions de ces titres qu’ils se rapprochent des haïkus ancestraux. Un riff s’apparente ici à un coup de katana. Notre Eskimo si diserte ouvre des voies nouvelles au cœur même d’une chanson, le sang de l’inspiration s’écoule, se répand, beau et glaçant à la fois. Elle se promène sur les landes musicales de Fragment Wall, hante celles de Milky Way. On songe immédiatement aux peintures de Caspar Friedrich David, à ce romantisme saillant ; Eskimo travaille tout en glacis. Mais lorsque l’on se jette comme ça à l’eau ou dans le vide, quand on aborde le plongeon de sa vie, on ne doit jamais être saisi du moindre doute. Or dans les derniers instants de cet album miniature Eskimo hésite. Anglais ou français ? L’anglais autorise une certaine distance quand le français, lui, oblige à la sincérité, à l’image de cette nouvelle génération d’artistes et groupes qui remue, agite, fait bouillonner la pop. Difficile à ce stade de trancher tant les deux propositions esthétiques s’imposent d’emblée, par leur fulgurante crédibilité. Il faudra sans doute attendre l’album pour se faire une idée plus arrêtée. Il faudra aussi prendre à nouveau le risque de s’y aventurer au risque d’être à nouveau ébahi, enveloppé, doucement meurtri par ce chant sépulcral chargé pourtant d’optimisme. Celui d’une scène française aussi vivace que béante. Au fond, comme les ombres dansantes d’Eskimo.

Eskimo, Dancing Shadows (Autoproduction)

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https://www.youtube.com/watch?v=jr7HNZ9A8Rk

 

 

 

 

 

 


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