King Crimson, Red dingue

par Adehoum Arbane  le 07.03.2016  dans la catégorie C'était mieux avant

On dit souvent – ce n’est pas faux – que Low posa les bases de la new wave ; de la froideur et de la mélancolie dans la pop. Pourtant trois ans avant, un groupe devant livrer son chant du cygne jeta avec impudeur l’une de ses œuvres les plus crues, et en même temps la plus aboutie. Fondatrice. Ce groupe, c’est King Crimson. Cet album, c’est Red. Disque au nom trompeur – quoique – car tout ici suinte la noirceur d’une âme torturée, que son physique de professeur de mathématique ne laissait pas présager ; nous parlons du guitariste Robert Fripp. Celui-ci serait amené, ô ironie du sort, à travailler avec Bowie sur Heroes. Grand final d’une trilogie – là encore, Crimson avait un coup d’avance – inaugurée par Larks’ Tongues in Aspic et poursuivie sur Starless and Bible Black, Red fourbit ses armes, soit cinq titres préfigurant chacun à sa manière une sorte de nihilisme rock, pour ne pas dire punk, tout en explorant les codes de l’avant-garde, mais certainement de manière moins caricaturale que ses contemporains Eno et Bowie. Ici, pas nécessairement de synthés ou de nappes, mais plutôt des guitares ciselées, impitoyables, qui doivent plus au forgeron qu’au simple soliste appliqué – Fripp s’avère paradoxalement un musicien très technique –, des lignes de basse énormes, grondantes, très funk, une batterie martiale en même temps qu’élastique, quelques déchirures de violon, une voix intense crachant sa poésie glabre avec une économie d’effets pour un maximum d’émotion. Plutôt que d’écouter, il faut se laisser envahir par l’opus et son point d’orgue, Starless. Entrons dans le sujet, à vif ! Red, le morceau titre, un instrumental tout en riff acéré, qui vous mord aussitôt que vous vous en êtes approché. L’assemblage guitare-basse-batterie frappe par sa puissance, sa violence même, une sorte de métal avant l’heure mais sans la balourdise du genre qui allait bientôt naître, non, un alliage subtil, un maillage de notes et de sons qui vous enferment. Fallen Angel, c’est l’instant de repos, le mellotron s’y fait discret, le violon donne au morceau une chair éminemment suave, élégante, la voix de John Wetton panse nos blessures, les arpèges acoustiques de Fripp nous cajolent mais dans cette musique, la dureté n’est jamais loin. Le titre de basculer au bout de deux minutes et le trompette de Marc Charig de leader cette marche funèbre. La suite sera succession géniale entre moment de paix – le couplet – et éclat de rage – le refrain. One More Red Nightmare, une révélation ! Morceau d’une inventivité folle, hyper funk en même temps que terriblement brutal dans ses premières secondes, avec ses breaks de batterie, les traitements électriques infligés par un Fripp alors au faîte de son art. À y prêter l’oreille, on jurerait entendre l’acte de naissance de la musique industrielle, voire de la techno de Detroit. Et puis là encore, ce glissement. Cette section en solo qui voit le sax de Ian McDonald faire son grand retour. Pas entendu depuis In The Court Of The Crimson King. Providence – en hommage à la ville –, le titre live de l’album qui doit beaucoup – du moins dans l’esprit – à Moonchild, sorte de free jazz serpentant dans la nuit glaciale américaine jusqu’à se fondre dans la gomme du vinyle pour revenir vers nous, précieusement gravé pour l’éternité. Venons-en à Starless, car on finit toujours par y venir, comme le dénouement dans la tragédie grecque. Conçu en trois parties, une introduction apaisée, délicate, un "pont" instrumental et rythmique enchaînant sur une course poursuite entre guitare et saxophone qui, elle, annonce l’explosion finale, Starless n’en finit pas d’exercer son mystère quasi religieux. C’est une longue incantation que les musiciens servent par la technicité, la quintessence et la majesté de leur jeu, comme s’ils étaient littéralement sous l’empire de cette chanson, en vérité démoniaque. John Wetton s’impose comme le plus grand chanteur qu’ait connu le groupe avec Greg Lake bien sûr, oscillant entre grâce et rudesse, le grain morcelé de son timbre vocal. Chaque seconde semble habitée, rien ne tient ici au hasard et le moindre parti-pris a son importance, comme la pièce d’un gigantesque puzzle dont nous viendrions à bout mais qui, remettons les choses en ordre, aurait triomphé de son joueur. Oh non, il n’y a rien de berlinois dans ces morceaux, pas de grands attelages synthétiques, mais celle-ci possède bien plus pour avoir réussi, des années après, à toucher droit au cœur – et s’agissant du bonhomme, le mot est d’importance – le jeune Kurt Cobain. Starless, un nirvana obscur, un septième ciel plongé dans les ténèbres. Un paradis sacrificiel. Red demeure de ces œuvres initiatiques qui sonnent comme une mise à l’épreuve, vous dépouillant de votre enveloppe enfantine pour vous faire renaître en homme façonné, fasciné, et vous offrir cette conscience intime. Celle qu’un disque peut être spirituel sans parler de dieu. D’apparaître noir tout en disant rouge. De briller par sa froideur tout en bouillant de l’intérieur. Red, espèce hybride entre funk et new wave volcanique. Avant Station to Station, Low, Heroes, Lodger.

King Crimson, Red (Island)

Red,_King_Crimson.jpg

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