Magma, dans le feu de la discussion

par Adehoum Arbane  le 12.01.2015  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam

Vendredi 21 novembre. 18 heures. La nuit s’est depuis longtemps installée, bien confortablement. D’un pas décidé bien que relativement stressé par la tâche qui m’attend, je me dirige vers le Triton, petite salle indépendante en plein cœur des Lilas qui reçoit depuis maintenant quatorze ans le meilleur de la scène jazz et des musiques actuelles, dites aussi progressives. Dans la discrète rue du coq français qui abrite le club un homme marche devant moi, tête enfoncée, un sac de provisions dans la main. J’allonge alors la foulée dans sa direction, comme si j’étais en filature. Je le vois tourner sur sa gauche, il franchit l’entrée du Triton, puis se réfugie dans le bar qui le jouxte, commande un café qu’il sirote alors presque rituellement. Il tourne son visage vers moi. C’est Christian Vander ! Impossible pour moi de le déranger de la sorte. Attendre et s’y résoudre alors que l’impatience mêlée à la crainte de briser ce moment d’intimité – le calme avant tempête – bat dans mes tempes. Puis le leader de Magma sort pour rejoindre son groupe. Les répétitions ont commencé. Étonnant de constater la chance que l’on a d’y assister, presque, quelques mètres me séparant des musiciens à l’œuvre – le mot est faible. Un jeune spectateur arrive, timide mais cependant déterminé, inflexible, déjà prêt à faire la queue, à compter les minutes. Il est le premier. Il se tient droit comme un i, conscient du supplice auquel il condamnera tout son corps. Nos regards se croisent, sans doute pense-t-il partager ce privilège avec moi. C’est alors que Christian Vander revient, une cigarette arrimée à la bouche. On nous introduit, échange de mains, regards légèrement distants et la cigarette qui devient le point de départ d’une improbable discussion. Non pas que celle-ci ne fut point franche et agréable, au contraire. Pouvait-on rêver plus belle entrée en matière pour détendre un rock critique ? Instant de simplicité, petit plaisir coupable que l’on confesse à l’autre. Puis il m’invite à le suivre. Dans cet étroit passage qu’il ouvre devant moi, à mesure qu’il m’emmène là où personne ne va jamais, je prends conscience de la réalité, la mienne : je vais interviewer le créateur, compositeur et batteur de Magma et sa chanteuse historique, Stella, dans leur loge. Presque un réduit. Avec pour seuls compagnons les vastes miroirs renvoyant les images de cet échange. À seulement un mur de nous, on entend les musiciens s’affairer. Ils font la balance, comme on dit. Ce bourdon mélodieux et constant va être le fil conducteur sonore de l’interview. Un flot continu, sans ressac, une lave éternelle déversant ses notes, ses chants, ses mantras fabuleux. J’y suis ! Plus tard, lorsque je retranscrirais notre échange, cette musique en sourdine quoique très nette, enjôleuse, me reviendrait à l’esprit, enrobant toute ma tête, parcourant mon épine dorsale en un flux électrique. Ainsi en est-il au fond de la musique selon Christian Vander. Celle-ci est partout, en ces lieux, dans ses albums, anciens et futurs mais aussi nichée dans chacun de ses mots. Pour reprendre une des métaphores que vous lirez plus bas, elle est une respiration, un souffle, la vie en quelque sorte. Même quand elle s’arrête, comme coupée par le sort, elle jaillit à nouveau pareille à une source s’écoulant d’une autre anche, filtrant dans une voix, un chorus, une ligne mélodique. Elle connecte les hommes, ici Vander et Coltrane. On peut réécouter toute l’œuvre de Magma et retrouver dans les harmonies kobaïennes les folles envolées de Trane. On peut aussi écouter la parole comme ce fut le cas pour moi hier, comme ce sera le vôtre aujourd’hui. Silence. Place à la discussion.

Shebam : Bonjour Christian & Stella Vander !

Christian & Stella Vander : Bonjour.

Shebam : Et si nous commencions cette interview par la fin ! Quand s’arrêtera l’aventure Magma ?

Christian Vander : Alors, je n’ai pas prévu cela (rires). Et dans tous les sens du terme. J’ai écrit sur de nombreux d’albums « à vie, à mort et après ». Je crois que c’est un travail infini. Ce qu’il faut souhaiter, c’est la santé et l’inspiration. Tant qu’il y a l’inspiration, il n’y a pas de raison que cela s’arrête.

Shebam : Magma demeure le groupe français le plus important toujours en activité. Pourtant son univers et son destin semblent bien singuliers. Quand vous jetez un regard en arrière, que voyez-vous ?

Christian Vander : C’est ce que je ne fais pas. J’estime qu’à chaque fois les choses ont été bien faites. Je me suis toujours tourné vers l’avenir. Ou simplement le présent immédiat. Ce que j’ai pu laisser ? Je crois que je n’ai jamais fait de concessions. Je n’ai aucun problème avec le fait de me dire que telle chose aurait pu se faire de cette manière. Non, ce qui a été fait a été fait et bien fait. J’ai confiance en ce qui a été donné. Donc, je regarde plutôt vers l’avenir.

Shebam : Et vous Stella, que voyez-vous ?

Stella Vander : Je pense pour ma part qu’on a eu raison de ne pas faire de compromis, de s’acharner, de faire un boulot de fourmi tous les jours, même en dehors de la musique, pour créer notre label et continuer à se donner des outils, comme le studio, avec l’aide bien sûr de gens autour de nous. On n’a pas fait ça tout seul. C’est ça qui nous a permis de faire en sorte que les jeunes continuent à avoir accès à la musique que l’on développe et à nous voir sur scène ! C’est vrai qu’on avait tenté des expériences dans les années 80 parce qu’on voulait essayer d’autres choses. Et lorsqu’on nous a proposé en 95-96 de remonter un Magma parce qu’il y avait une vraie demande de la part d’un public jeune qui ne nous avait jamais vu sur scène, on s’est rendu compte que c’était important. J’avoue que les quatre, cinq premiers concerts que l’on a faits, si dans la salle de ce Magma revival comme ils ont appelé ça, il n’y avait eu que des gens de notre âge, de notre génération, je n’aurais pas eu forcément envie de continuer. Mais comme il y avait 80% de jeunes de moins de vingt ans présents, je me suis dit que ça valait le coup. Parce qu’il n’y a pas tant de choses qui sont proposées pour, comme on dit, réveiller les morts. Donc on s’est acharnés. Ce ne fut pas facile tous les jours, je l’avoue.

Shebam : Stella, dans une vie antérieure, vous étiez chanteuse anti-yéyé. Rétrospectivement, espériez-vous faire une véritable carrière de "starlette"  sous cet angle ou était-ce juste le chemin nécessaire avant de vous lancer dans Magma ?

Stella Vander : Je n’avais aucune idée que j’allais rencontrer Christian et me lancer dans l’aventure Magma. Je n’avais pas l’intention de faire une carrière de starlette non plus puisque j’ai de moi-même arrêté au bout de quatre ans. Je ne sais pas, je devais avoir seize ans et demi, ou dix sept ans. Je me suis réveillé, ce n’est pas le mot, mais j’ai eu une vraie vision de ce qu’était le showbiz. Alors qu’avant, entre treize et seize ans, on est une gamine, on s’amuse à côté du lycée : faire des télés, prendre des avions, enchaîner les interviews. Mais je n’avais pas notion de ce qu’était le showbiz et quand j’ai commencé à m’en rendre compte, j’ai réalisé que ce n’était pas quelque chose pour moi. Je m’étais bien amusée pendant ces années mais je voulais continuer à faire de la musique parce que c’était quand même cela que je voulais faire. Je n’avais que des amis musiciens. Et un jour j’ai donc rencontré Christian et je me suis dit « il y a quelque chose pour moi qui va se passer dans ce projet. » Je ne savais pas que j’allais me retrouver chanteuse dans ce groupe. Mais j’étais consciente que quelque chose était en marche, voilà.

Shebam : Le nom de Magma ainsi que le sigle du groupe relèvent du choc au sens le plus littéral. Était-ce l’intention de départ ? Marquer, imprimer les esprits ?

Christian Vander : Non ! Ce n’est pas comme cela que ça s’est passé. Je peux raconter l’anecdote assez rapidement. On répétait à cette époque-là dans un studio, je ne sais plus le nom même si je visualise bien l’endroit. Et puis un soir, on se sentait prêts. On avait envie d’en découdre avec tous les groupes connus de ces années-là, Triangle, Martin Circus, et qui rodaient dans un club, le Rock’n’roll Circus. J’ai donc frappé à sa porte. Il y avait une sorte de Juda ou de petite lucarne qui s’est entrouverte et on m’a dit « Oui c’est pour quoi ? » Et j’ai dit « on est musiciens et on voudrait faire le bœuf, jouer. » La fille me dit « pas de problème, comment s’appelle votre groupe qu’on puisse l’annoncer ? » J’ai répondu que le groupe n’avait pas de nom. « Vous n’avez pas de nom, vous ne pouvez pas jouer alors. » « Ah ! » Là, je me suis dit « C’est la première fois qu’on se manifeste en public, je sens que cela va être important. » J’avais un pressentiment. Donc je suis allé au café du coin. J’ai commandé – je me rappellerai toujours – une limonade et j’ai écrit des noms sur le ticket de caisse. J’ai réfléchi, tout m’est passé en tête. Quelques années auparavant, j’avais composé un morceau que j’avais nommé Nogma. Je me repassais le son intérieurement « Nogma, Nogma, oui c’est pas mal, pas mal. » Mais ce n’était pas assez plein. Et Magma est arrivé ! C’était vraiment purement instinctif, comme s’il surgissait de moi. Magma ! J’ai dit « oui c’est ça ! » Je suis retourné frapper et j’ai dit « le groupe s’appelle Magma. » On est entrés et on a joué. Et en effet c’était important parce qu’à ce soir-là il y avait un américain qui faisait bien un mètre quatre vingt dix, qui est monté sur une table à la fin du concert, enfin du bœuf, en lançant (il imite l’accent américain, NDLR) : « c’est le meilleur groupe du monde ! » J’ai pensé « très bien, c’est cela qu’on attendait un petit peu. » Il y avait même les musiciens de Wilson Pickett qui étaient là et qui voulaient jouer avec nous. On leur a répondu «  non, non, vous plaisantez » (rires) alors qu’un heure avant peut-être nous aurions certainement voulu jouer avec eux. Ça s’est passé comme ça. Quant à Zeuhl, ça aussi je l’ai trouvé. Zeuhl me faisait penser à un terme vibratoire et comme la musique l’est – c’était l’idée dès le départ – le mot devait sonner ainsi, comme une note vibratoire ! Zeuhl signifie l’esprit au travers de la matière.

Shebam : Et le logo du groupe ?

Christian Vander : Le logo c’est parti d’autre chose. Au départ et même si c’était la mode, je voulais une sorte de collier africain, c’est-à-dire avec des dents de caïman ou peut-être de tigre. J’ai fait un dessin. J’avais imaginé après des plaques articulées en cuivre, un plastron. Mais c’était irréalisable, surtout à l’époque avec les moyens qu’on avait. La sœur de Laurent Thibaut me l’a conçu en pendentif. Voilà comment ça s’est passé. Elle l’a finalisé en quelque sorte.

Shebam : La musique de Magma se définit par son universalité – influences jazz, classique et lyrique mêlées aux chants de l’Europe de l’Est – et son intemporalité. Cela explique-t-il selon vous sa longévité ?

Christian Vander : Ce qui explique d’abord la longévité c’est que nous étions toujours là (rires) ! La rigueur aussi et le fait de ne pas être attaché aux modes. Je n’ai jamais tenu compte des courants, des modes. Un, comme son nom l’indique, c’est éphémère. On a à peine le temps de découvrir un nouvel instrument… Même le premier synthé que l’on a eu, je savais qu’aux Etats-Unis plusieurs disques avaient été enregistrés avec. Déjà à l’époque, il fallait faire très attention aux synthés par exemple. Ne jamais utiliser des sons qui étaient devenus gadgets. Définitivement. Le problème c’est de passer au travers des modes. Et en plus, j’avoue que je n’ai pas besoin de bouger beaucoup pour écrire. Je perçois les musiques, je les reçois plus que je ne cherche à les composer. Je n’aime pas trop dire des choses comme cela mais c’est comme un medium, ou un récepteur. Et je transmets. Quand je veux composer, ce n’est jamais très bon. Je compose toujours au piano et quand la musique arrive, elle brûle les doigts, elle est là. Je sais que c’est quelque chose qui me semble nouveau. Parce qu’il y a tellement de choses dans le monde qu’on ne peut jamais être sûr. Mais cela me paraît nouveau et possible à proposer. Et surtout jamais de redite. Les gens pourraient nous figer à une certaine époque en disant « Mekanïk Kommandöh c’est mon album préféré et il faut faire du Mekanïk toute sa vie. » Il y a des gens figés comme ça. Moi j’étais sur une autre piste et j’ai continué, quite à déplaire. Au départ, j’ai composé pour moi. D’abord, je me fais plaisir. Et j’ai eu la chance de ne pas avoir à faire de concessions. Ça aussi c’est important.

Shebam : C’était aussi la création de votre label (Seventh Records, NDLR) qui vous a permis cela ?

Christian Vander : Oui mais même auparavant, les morceaux étaient déjà là. Le fait d’accepter des morceaux qui faisaient douze minutes – vingt minutes, n’en parlons pas, ça ne tenait pas évidemment sur une face ; Il en fallait deux – ce n’était forcément pas commercial. Mais je n’en ai jamais tenu compte. J’ai pourtant pensé que les choses allaient évoluer parce que je faisais beaucoup référence à John Coltrane. Et lui sortait déjà des morceaux assez longs. Quand on pense même à Olé qui doit faire dix huit minutes zéro cinq je crois. Je me suis dit « ça y est, c’est parti ! On va enfin pouvoir faire des disques avec des durées importantes. » On avait envie que les choses ne s’arrêtent pas. Donc je composais jusqu’à plus soif. Ça veut dire que je développais un thème jusqu’au bout. Mekanïk Kommandöh dure quarante minutes parce que j’avais envie que les thèmes se répètent à l’infini et qu’un autre s’enchaîne etc. On arrivait à des albums de quarante minutes, après presque une heure, une heure cinq. Et si un thème de trente minutes vient, il est là, il existe comme Linhs, un petit morceau, une ballade. Je ne me sens pas frustré. On ne m’a pas mis dans un moule.

Shebam : Il est étonnant de voir que le kobaïen est à l’image de la musique : un matériau constamment en mouvement. Sur le premier album, Klaus Blasquiz donne l’impression de chanter presque en yaourt. Le mot ne se veut pas péjoratif. Correspond-il à la réalité de cette première expérience studio ?

Christian Vander : Vous parlez du Kobaïen ?

Shebam : Du Kobaïen, oui !

Christian Vander : En principe, tous les mots étaient écrits. Parce qu’ils viennent simultanément, parallèlement à la composition. En réalité, je ne composais pas un morceau, les mélodies puis je me disais « tiens je vais écrire des mots. » J’attendais que les mots arrivent et comme très souvent les magnétos tournaient en permanence, j’écoutais. Ce qui est étonnant c’est que dans Mekanïk Kommandöh, j’avais chanté une grande partie du morceau avec ces sons qui venaient – on peut dire les choses comme ça – et après je faisais un re-re de voix et je prononçais les mêmes ce qui est assez étrange. D’où ça vient ? Il n’y a pas eu une préméditation sur une idée de langage, voire créer une langue comme l’esperanto.

Shebam : La voix pouvait être un autre instrument parmi tant d’autres.

Christian Vander : Voilà ! En plus, chaque morceau apporte son lot de termes nouveaux. Pas de misère (rires) ! C’est un langage qui continue toujours d’évoluer.

Shebam : À propos, Laurent Thibault a-t-il vraiment dit « Au fond, Kobaïa, c’est la terre sans les cons » ?

Christian Vander : C’est la vérité ! Il me l’a dit à moi ! Et j’aime bien cette idée, voilà (rires). Quelque part, c’est peut-être la terre sans les cons.

Shebam : Le constat c’était quoi ? À l’époque, une forme de rejet de ce qui se passait ?

Christian Vander : Le problème particulièrement ici en France, c’est que l’on subissait les phénomènes de mode, les gens qui étaient habillés avec des fleurs, les petits oiseaux alors qu’ils n’en pensaient pas un mot. Je les connaissais tous dans leurs têtes. C’était tout simplement un moment. Voir tous ces gens être dans le côté peace & love quand c’est la mode. Ce n’est pas comme ça la vie, malheureusement. Donc on a dit non à tout ça. Il y avait un vrai rejet. Moi en plus, j’avais imaginé les concerts quasiment dans le noir. Je ne demandais pas de lumière sur la batterie déjà. Au départ, hein ! Après les gens venaient pour nous voir. Mais j’avais eu cette phrase à l’époque : « On regarde les chaussettes jaunes du bassiste. » C’était en réaction à ces gens qui avaient des couleurs partout, fluo, comment on appelait cela, psychédéliques ! Pour moi l’idée c’était le recueillement, le silence. Cela venait de mon maître John Coltrane. J’avais toujours imaginé que dans les derniers temps il devait jouer dans l’obscurité. Sa musique sonnait comme ça ! Je ne l’imaginais pas avec des projecteurs partout. Et un jour quelqu’un m’a dit – c’était un photographe : « Tu sais, pendant les derniers mois de sa vie, c’était très difficile de prendre des photos tellement c’était sombre. » Et ça je ne le savais pas. J’avais vu qu’à la salle Pleyel ou à l’Olympia c’était quand même assez lumineux. Il a ajouté : « Et j’attendais qu’il allume son cigare dans un coin pour le photographier. » C’est dire !

Shebam : Vous êtes entré depuis quelques années dans un processus de composition consistant à replacer des morceaux anciens dans des ensembles plus larges comme par exemple K.A. ou Ëmëhntëhtt-Ré. Est-ce un peu comme L’Angélus de Millet plusieurs fois revisité par Dali ? Votre musique est-elle devenue une matière vivante, transformable, malléable à l’envi ?

Christian Vander : C’est-à-dire qu’en fait, ce sont réellement des suites qui racontent une histoire bien précise, notamment là avec K.A, Köhntarkösz, Ëmëhntëhtt-Ré. K.A c’est l’enfance de ce que va devenir Köhntarkösz quand il est sur la piste, ce qu’il estime être sa voie. Il la cherche dans K.A. Dans Köhntarkösz, il la trouve. Dans Ëmëhntëhtt-Ré, il est initié par un maître qui est assassiné par des prêtres jaloux. C’est véritablement une suite de même que la trilogie Theusz Hamtaahk. Alors après, au niveau de l’évolution, tout dépend aussi des gens qui travaillent à l’intérieur. Parce que rien n’est fermé. Ce n’est pas rigide, chacun peut amener sa patte aussi, son invention à l’intérieur des couleurs et sans les dénaturer. Non pas comme un jour où François Cahen me dit « écoute, Mekanïk, c’est un peu simplet au niveau des accords. Attends, on va mettre des quartes. » Je lui réponds « Minute, on n’est pas en train de faire du McCoy Tyner ! » Donc il y a une limite. Il faut rester dans les sons, dans l’idée harmonique.

Shebam : Par exemple, le fait de réinterpréter Riah Sahiltaahk comme l’avez fait c’est parce que vous n’étiez pas satisfait ?

Christian Vander : Vous l’avez écouté ?

Shebam : Oui.

Christian Vander : Ce qui s’est tout simplement passé à cette époque, c’est que nous voulions une pochette de cette couleur métal (il évoque le design argenté du nouveau vinyle, NDLR) mais c’était trop onéreux. La maison de disque a refusé. On m’a rétorqué « gris métal, cela va poser un problème. » Moi j’ai été très déçu déjà par la pochette. Pour la musique, j’avais laissé le champ libre à Teddy Lasry qui écrivait fort bien les cuivres. Mais à ce moment là, il était à fond dans les musiques atonales, contemporaines. Ce n’est pas que je n’aime pas ces musiques-là, mais je trouvais que cela donnait en l’occurrence deux partitions différentes. Entre la partition de piano et celle des arrangements de cuivres. Ça divisait un peu le morceau. Moi je n’ai jamais été satisfait. Je laissais Teddy libre. Attention, je ne lui reproche rien. Mais j’ai été déçu du résultat. C’est un des disques que j’écoutais le moins. Donc j’ai voulu absolument le réenregistrer avec des voix plus proches des accords de l’harmonie de base. Et le disque est tel qu’il est aujourd’hui. Et je crois qu’il y a beaucoup d’amis que je connais ou des gens qui m’en parlent et qui disent « c’est génial de l’avoir refait. » Donc je suis content que cela soit une réussite. Même Stella avait des doutes. Elle m’objectait qu’on n’allait pas réenregistrer Riah Sahiltaahk. « Mais si je te l’avais dit un jour » lui ai-je répondu. Je n’ai pas oublié. C’était un point noir pour moi. Là je pourrai le ranger – en plus, il est sorti en vinyle – à côté de l’autre et de temps en temps je pourrai réécouter le premier.

Shebam : On sait que Coltrane a joué un rôle clé dans votre vocation. Mais quel artiste ou groupe ne vous a jamais, j’ai bien dit JAMAIS, influencé ?

Christian Vander : Je ne vous cache pas qu’encore aujourd’hui j’écoute John Coltrane. Quand j’ai envie d’écouter quelque chose de nouveau, j’écoute John Coltrane. Alors je peux dire : aucun groupe ne m’a influencé. C’est terrible à dire. Je n’ai jamais été dans le rock, parce que pendant que les gens écoutaient ça – j’avais des amis qui écoutaient du rock, il se passait des choses c’est clair, et moi j’étais au courant de ce qui se faisait – à la maison on était dans le jazz et le classique. Donc j’écoutais tous les musiciens de jazz. Alors évidemment il y en avait beaucoup mais c’est John qui est arrivé. Et j’ai senti que c’était au-delà de la musique. Je dis que si John Coltrane n’avait été que de la musique je m’en serais peut-être lassé. Et ce n’est pas le cas. Il y a quelque chose derrière. Et puis avec le temps on entend les placements de phrases différemment selon la manière dont on respire. On peut donner un exemple. Avec ma mère qui m’a fait découvrir John Coltrane mais très très très jeune, quand il était avec Miles Davis au début des années 50, on avait repéré son son : « écoute le son de John. » Et là on l’a entendu ! C’était dans When Lights Are Low justement. Dans un morceau comme ça où il a une petite phrase qui arrive, c’est John. Elle était folle de ce solo. On écoutait John Coltrane avec le quartet et on était impressionné : on entend le chorus qui déferle comme un océan et à l’intérieur des phrases on distingue « pééépppppiiiib, pééépppppiiiib » (il reproduit un son de saxophone et prend une large inspiration, NDLR) puis on perçoit comme une inspiration ! Et donc à chaque fois que John jouait ça, nous on inspirait (il prend à nouveau une large inspiration, NDLR). Et on se disait « ça respire, sa musique respire ! » Oui sauf qu’après en analysant mieux, on remarque que lorsqu’il respire dans la musique, il souffle en fait. Donc le phrasé qui s’en suit n’est pas placé dans l’espace de la manière dont on l’entend. Il est comme ça (il continue de mimer les sons du saxophone, NDLR) par exemple dans l’autre sens et non pas dans le sens où il est mis en avant. C’est difficile de parler comme ça de musique mais vous voyez ce que je veux dire. On l’entendait et on l’interprétait dans l’autre sens. En soufflant au lieu d’inspirer, on se rendait compte du placement etc etc. Donc on en découvre tous les jours. Aujourd’hui, je travaille en écoutant John, notamment comment il malaxe la note avant de la proposer. Même s’il attaque fort, la douceur qu’il y a dans chaque note, comment elle est formée. La manière dont il travaille cette chose. Je redécouvre tous les jours, c’est passionnant ! Je ne sais comment expliquer cela parce que c’est difficile de dire qu’il n’y rien qui ne m’inspire. Les musiques classiques plus, je dirais. J’écoutais beaucoup, quand on parle des classiques, que cela soit Bach, Bartók ou même Stravinsky, des choses comme ça. Ça a tourné, j’ai entendu des choses très jeune. Mais régulièrement je reviens à John Coltrane, c’est ce qui me nourrit encore. J’ai eu la chance de connaître les musiciens qui travaillaient avec lui. On était même plutôt très proches. Donc ça a été une grande douleur dans ma vie. Mais je dirais que John Coltrane ne nous a pas laissé dans une impasse. Contrairement à Miles qui avait l’art d’amener les musiciens quelque part, dans une impasse, et de les laisser au pied du mur. À l’époque on disait des musiciens de jazz qu’ils étaient des chats. CATS. Miles laissait les musiciens au pied du mur et lui prenait la gouttière et allait dans le quartier à côté pour faire son truc. Ce n’est pas la même démarche. John a accompli quelque chose. On m’a posé la question : qu’aurait-il fait ensuite ? Moi je pense qu’il ne nous a pas laissé dans le doute. Il a terminé une sorte de travail. D’ailleurs Offering, rien que le titre, l’expression le montre. L’expression c’est ce que cherche un musicien. Il avait toujours dit « mon but c’est d’arriver à jouer du saxophone comme un chanteur. » Je crois qu’il y est largement parvenu. Puisque quelques mois avant qu’il parte, à l’introduction de My Favorite Thing sur le disque Village Vanguard Again j’ai dit à mon ami Bernard Paganotti – on était très jeunes à l’époque : « tu sais il va mourir. » C’est bizarre mais on entend une sorte de seppuku dans une note de soprane. De plus, j’ai appris que lorsqu’il était malade, il n’en avait pas trop parlé. Il ne tenait pas à guérir finalement. Comme s’il avait accompli l’œuvre avant de disparaître.

Shebam : C’est assez paradoxal car les cuivres ont progressivement quitté le répertoire de Magma.

Christian Vander : Ce n’est pas ça. Moi je suis un fou des cuivres évidemment. On a un gros problème de base, c’est un choix : c’est les voix ou les cuivres, faute de moyens. On en est toujours là malheureusement. C’est clair.

Shebam : Magma fonctionne comme un collectif, une famille même. Comment gérez-vous cette collaboration hors norme ?

Christian Vander : C’est un peu inexplicable à la fois. Il y eu quand même beaucoup de formations mais je crois que ce qui a usé les groupes, contrairement à ce que certains ont pu dire dans le temps parce que les gens oublient – moi pas –, c’est la fatigue liée au nombre de dates. Parce que nous on a bien défriché, on a créé tout un tas de circuits qui ont par la suite été utilisés par d’autres groupes. Nous, on a été proprement éjectés de notre circuit. C’était une lame, un couteau à double tranchant ! Et vingt cinq concerts par mois moins que sous payé, c’est dur. Les gens qui avaient des familles craquaient nerveusement. La fatigue fait qu’il y a eu des dissensions. Il suffisait de prendre deux véhicules, on avait deux groupes à l’arrivée. C’est terrible mais c’est la fatigue qui a usé les groupes. Et puis certains avaient envie de faire autre chose aussi. Ça c’est clair.

Stella Vander : On est passé par tous les stades. Avec Christian on était toujours sur la même longueur d’ondes mais on n’arrivait pas à s’exprimer de la même manière, ou on ne se comprenait pas, on s’affrontait. Et puis les années passant on a muri et on a trouvé le moyen d’être vraiment complémentaires, avec Christian bien sûr mais aussi avec Francis (Francis Linon, NDLR) qui est mon mari depuis très longtemps. On travaille tous les trois, nous sommes les trois piliers de Seventh Records. C’est comme ça qu’on arrive à avancer sereinement et que les choses deviennent ainsi constructives.

Shebam : Vous évoquiez Bernard Paganotti. Au fond, on peut dire que vous avez formé les futures stars des backing bands de la variété. Je pense à Jannik Top et Claude Engel qui jouèrent sur le premier Cabrel, puis pour Dutronc et Hallyday. Alors, revanche, fierté ou pas ?

Christian Vander : Alors là je dis que ce n’est pas possible ! Qu’on ait formé des gars ! Bon Jannik était déjà prêt. Mais musicalement ce n’est pas ça. Ce n’est pas possible de former des musiciens pour servir une musique qui n’a pas besoin de talents pareils. C’est comme ça (soupirs).

Shebam : En quarante cinq ans d’existence, Magma a constamment rallié de nouveaux musiciens plus jeunes. Pensez-vous qu’un jour Magma pourrait vous survivre et continuer sans vous dans la tradition, pendant des générations et des générations, à l’instar des écoles fondées par exemple par les grands chorégraphes ?

Christian Vander : J’y ai pensé un moment. Faire de la musique qui soit interprétable dans le temps. Ça c’est sans doute l’idéal. Je ne sais pas peut-être mais comme je l’ai dit, le meilleur reste à venir. On l’espère.

Shebam : Il pourrait y avoir un héritier ou plusieurs qui reprendraient le flambeau ?

Christian Vander : Vous savez avec l’interprétation, on ne sait pas. Moi j’ai à la maison un extrait de Bartók jouant Bartók au piano : on dirait du jazz (rires). Si on écoute aujourd’hui des interprètes qui ont peaufiné sa musique, je suis sûr que lui-même dirait « enfin bon, c’est trop propre tout ça. » Sans penser à des enregistrements de Bach qui faisait une messe tous les dimanches. En plus il improvisait, il aurait dit « oui ça va les concertos brandebourgeois mais tous les soirs j’improvise différemment. » On a cadré la chose, ça ne pourra pas évoluer plus. On va la fixer comme la musique classique ou la musique contemporaine.  

Shebam : Quel album – toute époque confondue – vous surprend le plus aujourd’hui ?

Christian Vander : Ce n’est pas une réponse bateau mais je dirais que c’est le dernier. Parce qu’il bénéficie de tout le travail qu’il y a eu auparavant. C’est un peu comme ça. Il y a une sorte de petit repos avec Félicité Thösz qui rassemble toutes les idées mélodiques de Magma, l’Histoire. Maintenant on va passer à autre chose qui est le dernier disque que l’on a enregistré et qui va bientôt sortir, Slag Tanz. Il s’inspire pour moi du travail autour d’un thème que j’avais imaginé seul, les cygnes et les corbeaux, et beaucoup d’autres choses parallèles à Magma ou Offering même. Donc c’est le début d’autre chose. Et c’est pour ça que j’aime ce disque. Attention, j’aime à peu près tous les albums de Magma. Bon après il y a Köhntarkösz, Mekanïk, Ëmëhntëhtt-Ré. Je dirais le premier double. Kobaïa est toujours agréable à jouer.

Shebam : Vous arrivez au paradis. Vous rencontrez Coltrane. Que lui dites-vous ?

Christian Vander : « Merci ! »

Shebam : Une citation en kobaïen pour l’éternité ? 

Christian Vander : « Magma ïss dëh hündin. »

Shebam : Quelle île déserte emporteriez-vous dans un disque ?

Christian Vander : (Rires).

Shebam : D’habitude, la question est quel disque on emporterait dans une île déserte. Là c’est le lieu…

Christian Vander : Oui ! Il y a beaucoup de métaphores, beaucoup de choses (il réfléchit, NDLR). Je répondrais l’âme.

Shebam : Je pense que le mot se suffit.

Christian Vander : Oui ! Oui !

Shebam : Et vous Stella ?

Stella Vander : Quelle île déserte ? Il aurait déjà fallu que je fasse un peu plus le tour des îles désertes du monde. C’est quelque chose que je n’ai pas fait. Je suis allé sur des îles qui ne l’étaient pas. C’est difficile à dire aujourd’hui. Il y encore beaucoup de lieux que je n’ai pas eu la chance de visiter. Non. Je ne sais pas. Il y est des endroits où j’ai envie d’aller et quand je les aurai visités on se redonnera rendez-vous et je vous répondrai.

Shebam : Avec plaisir !

Shebam : On inverse les rôles. Posez-moi chacun une question. 

Christian Vander : Qu’est-ce que vous n’aimez pas dans Magma ?

Shebam : Un album ?

Christian Vander : Quelque chose qui pourrait vous déplaire, une question que vous vous seriez posée ?

Shebam : Je crois que ce qui m’a fait peur un moment, enfin pas vraiment peur mais, c’était que le groupe continue à produire des disques. On a toujours peur de se dire que, d’un disque à l’autre, l’un de ses groupes préférés si ce n’est son groupe préféré s’essouffle. Et je crois que j’ai cessé de me poser cette question en réécoutant K.A qui tourne en ce moment à fond sur ma platine. Parce que je trouve d’abord que les mélodies, les thèmes me touchent énormément. J’ai de plus l’impression qu’on y trouve une sorte de synthèse de toutes les périodes mais qui arrive de façon extrêmement diffuse et subtile. Par exemple, dans la troisième partie on retrouve dans les chœurs beaucoup de ce groove soul qu’on entendait à l’époque du concert à Bobino. Quelque chose de très rythmique, de très élastique alors qu’au début il y a des passages plus verticaux, plus étranges. Je crois qu’il n’y a rien qui ne me déplaise. Mais pour rebondir sur la question que je vous posais tout à l’heure, lorsque vous répondiez que la musique ne devait jamais céder aux modes, comme faire du hip hop ou de l’électronique, il faut que cela reste suspendu dans le temps. Et c’est ça que je trouve assez incroyable quand j’écoute les derniers disques. Je repense à la fois au passé, sans non plus tomber dans la nostalgie et je suis heureux et je me dis à la fois que c’est Magma aujourd’hui, Magma demain. C’est Magma intemporel. Je n’ai pas vraiment répondu, ce n’est pas non plus pour paraître démagogique. Il y a le rock critique modeste que je suis et il y a le fan. Et il faut trouver un équilibre. Moi aussi j’ai envie que cette aventure continue, que chaque production soit…

Christian Vander : On a peur de la redite.

 Shebam : Oui.

Christian Vander : Cela revient à ce que je disais tout à l’heure. Les musiciens au bout d’un moment se sentent obligés devant le public, la perte d’audience, de refaire quelque chose qui peut tenir ou qui tienne compte des gens. Moi je n’en tiens pas compte. C’est ça aussi qui est important. Alors je ne fais pas la musique au mètre évidemment, il y a une inspiration. On vient d’enregistrer quelque chose. Je ne me dis pas que dans six mois on va sortir un album avec une nouvelle musique. Même si Stella me dit, bon ça serait bien. Mais je suis obligé de laisser la musique venir. Donc cela peut être tout de suite, cela peut être dans un an. Peut-être plus. Ça je ne peux pas savoir. Mais je sais que j’ai l’impression en tout cas de mettre à nouveau le doigt sur quelque chose d’autre. Mais il faut digérer, c’est long. De toute manière, il ne faut surtout pas se répéter. Encore une fois. Pour moi c’est pareil, c’est une musique que j’ai envie d’écouter. Régulièrement je mets un disque, j’ai envie de réécouter ça ou ça.

Shebam : Ce qui me frappe aussi c’est que la musique de Magma n’a jamais laissé ceux qui ne la connaissaient pas indifférents.

Christian Vander : C’est vrai ! Après il y a une question d’époque, de temps. Ainsi, on m’a fait écouter des disques à une période et pourtant je ne suis pas entré dedans. Je n’étais peut-être pas mûr pour ça, ou ce n’était pas le moment. Cela dépend de l’état d’âme, c’est comme tout. Et puis de l’évolution de chacun. C’est comme la manière de regarder une statuette. Un jour j’ai donné cet exemple. On prend une statuette égyptienne. Quelqu’un va la trouver belle. Un autre va comprendre ses proportions, sentir l’harmonie. Et la troisième personne va entrer directement en vibration avec elle. Et c’est la même statuette ! C’est ça aussi. On peut écouter de diverses manières la musique de John Coltrane. Et tout de suite sentir ce que la personne entend. Il faut bien se dire aussi que quand John est arrivé, la majeure partie des musiciens ici et je ne citerai pas de noms – des grands musiciens – ont dit que c’était n’importe quoi, qu’il n’avait pas de son. Les gens écoutaient Rollins à ce moment-là, donc Coltrane n’avait pas de son. Sans compter qu’Elvin Jones bouffait des temps toutes les mesures et qu’il était considéré comme un planteur de clous. Quand on entend ça ! Maintenant c’est fini, tous ces gens sont revenus : « Oh nan mais John, de quoi tu parles ? » Ils ne se rappellent plus. Moi oui. C’est une question de degré. Maintenant on aime Coltrane comme on aimerait untel ou untel. Ce n’est pas tout à fait ça.

Stella Vander : Est-ce que vous organisiez déjà des interviews à l’école, avec vos camarades de classe ?

Shebam : Hélas, non ! Mais je trouve la question intéressante en cela qu’elle évoque l’idée de vocation. En fait, déjà à l’école je songeais à faire de l’écrit un des éléments de ma vie future. Je l’avoue, j’étais très méticuleux dans mes exposés, je partais à la recherche de sources fiables, ce qui pourrait créer un lien direct avec mes états de rock critique. J’étais également sensible aux cours de français et plus particulièrement à la poésie, récitée au collège, décortiquée au lycée. C’est d’ailleurs à ce moment là que je me suis mis à écrire des poèmes qui devaient être assez mauvais. Je débutais ! Quant aux interviews elles sont apparues plus tardivement. J’y suis venu sur les conseils d’un ami qui m’avait fait part de ses expériences en la matière. J’y ai pris goût, il y a au-delà de la proximité une façon de se mettre en retrait pour laisser parler un musicien. En cela, l’interview est un exercice passionnant que je recommande donc chaudement à tous collégiens et lycéens qui nous liront.

Shebam : Christian, il y aussi une dernière question qui est un peu plus en off. Je revoyais l’autre jour le film de Jean Yanne, Moi y’en a vouloir des sous. Vous faites une apparition. Ça s’est passé comment ?

Christian Vander : Ah je ne sais plus très bien qui nous a mis en relation… Quelqu’un me l’a dit il n’y a pas très longtemps. Est-ce grâce à Teddy que ce projet a abouti ? Ce qui était marrant c’est quand Jean-Roger Caussimon tombe de sa chaise ! C’est à la toute première prise qu’il est véritablement tombé.

Shebam : Oui parce que l’on sent qu’il est saisi !

Christian Vander : Oui mais ce n’était pas prévu du tout ! Et il a demandé « on va refaire la scène parce que c’est génial. » Mais en réalité, la première fois il a littéralement sursauté ! Après, ça a été intégré dans le film ce qui n’était pas prévu du tout. Il y avait aussi un épisode avec la scripte. On recommençait les scènes deux ou trois fois parce qu’il fallait les tourner d’une certaine manière. Ça se passait dans une église, il y avait des candélabres, des chandeliers. Et je disais « vous avez vu les bougies elles sont à moitié usées quand on a commencé. Attendez, je fais votre boulot ! » Je me suis rappelé de petits détails comme ça.

Shebam : Ce soir, vous gardez la même configuration scénique, l’emplacement des musiciens par rapport à jeudi dernier ?

Christian Vander : Le jeudi qui vient de passer ?

Shebam : Non, celui de la semaine dernière.

Christian Vander : Je ne sais pas s’il y avait un Fender en plus ?

Shebam : Oui !

Christian Vander : On garde la même configuration. C’est ce qu’on a trouvé de plus homogène par rapport au répertoire.

Shebam : Avec l’ami avec lequel je suis venu la dernière fois, on s’est posés la question : chaque musicien porte un t-shirt Magma mais ce n’est pas tout à fait le même. Ça va du logo le plus large au logo le plus resserré. Et on a l’impression que c’est comme si cela définissait des strates, des paliers que l’on traverse pour arriver à une figure centrale qui est vous,  à la batterie. Est-ce vrai ?

Christian Vander : Non, je crois que chacun a mis le t-shirt qu’il a voulu porter ce soir-là déjà.

Shebam : Cela donnait l’impression d’une organisation bien définie, que cela avait presque visuellement un impact.

Christian Vander : Non, non, non… C’est la cerise sur le gâteau dites-moi (rires) !

Le temps implacable s’est écoulé bien au-delà de ce que j’imaginais. L’échange prend fin et Christian et Stella retrouvent les autres membres du groupe. Deux soirs, il reste deux soirs. Deux sets ! Comme l’annoncera plus tard le patron du Triton, la communauté des fans est revenue, plusieurs fois de suite. Dehors, le soir est demeuré le même, à la fois doux et froid. Je retrouve mon jeune spectateur. Il sait ! Je le vois. Mais aurait-il accepté de lâcher sa première place si chèrement acquise pour partager avec moi ces minutes magiques ? Deux heures plus tard, me voilà de retour au Triton. Une foule compacte s’est agglutinée, murmurant de rumeurs et de commentaires. On lit l’impatience sur les visages. Les yeux brillent d’enthousiasme. Le cortège des fidèles se met en branle, comme un dragon de papier au nouvel an chinois. Mes camarades et moi même suivons la masse ondoyante. À l’intérieur de la salle historique du Triton, les premiers sont assis, les suivants se pressent contre les remparts que forment les fauteuils. Il fait déjà chaud. Bien évidemment, pas de première partie. Ce détail semble alors faire tilt dans mon esprit. C’est vrai, les concerts de Magma sont bien les seuls à ne jamais, je dis bien jamais,  proposer de première partie. Quel groupe survivrait à ce qui va suivre et qui nous a déjà terrassé ? De la même manière, un live de Magma commence toujours à l’heure. Ou presque. Ainsi, à 21h10, le groupe entre en scène sous les vivats. À ce moment précis, je note une ressemblance flagrante entre les musiciens et leur public, mêmes t-shirts, même allure en silhouette noire, inquiétante. Christian Vander échange un regard complice et concentré avec le groupe, frotte ses baguettes comme s’il s’agissait de ses propres mains devant l’âtre et la musique explose alors. Toute en maîtrise. Dans cette trilogie, K.A – Köhntarkösz Anteria – représente un prélude. De plus de quarante minutes. L’attaque est franche, on se souvient des mots de Vander : « Quand je donne un coup de cymbale, j’ai l’impression de tuer la personne en face de moi. » Et pourtant, rapidement les chœurs tonnent, à la fois fiers et charmeurs. Les musiciens sont tous en place, les timbres insérés au millimètre près dans cette partition déployée en assauts rythmiques et harmoniques. K.A représente l’une des récentes recréations dont le potentiel de séduction est immédiat et dont la diversité des couleurs musicales frappe autant qu’elle rassure. Les trois parties s’enchaînent sans interruption et c’est un étonnement de chaque seconde de lire le plaisir de l’auditoire malgré la pénombre traversée de lueurs artificielles. Au fur et à mesure de cette première interprétation, un constat s’impose : la musique possède cette vertu de briser les lois gravitationnelles, l’âme rassérénée oubliant les souffrances du corps, debout, raide, pris dans un étau de chaleur. Sans relâcher l’effort, le groupe enchaîne sur Köhntarkösz Parts I & II dans une demi-heure homérique qui achève l’assistance. Fin des hostilités, entracte. Une bière que nous croyons glacée se déverse en picotements vifs dans nos gorges nouées, bloquant provisoirement tout commentaire, toute impression. La parole retrouvée devient dithyrambe dionysiaque que n’aurait pas renié Nietzsche lui-même. De palabres en analyses, nous en oublions la voix qui nous rappelle à l’ordre, celui de revenir vers le groupe pour la dernière partie de ce concert déjà mémorable. Ëmëhntëhtt-Ré est sans doute la suite la plus dense, où l’on redécouvre des thèmes connus, chéris, Rinde, Hhaï et Zombies. Certains jouent la carte du lyrisme et de l’émotion, d’autres se font plus âpres, plus tendus comme le troisième mouvement qui vous emporte dans une course poursuite entre la basse grondante et les chœurs vers le climax et la fin solaire du récit de ce grand maître assassiné par des prêtres félons. Quand la musique retombe et avec le silence triomphant, les esprits sont comme abasourdis. Mais heureux. La musique de Magma, et plus encore en concert, s’apparente à un voyage sensoriel. Celle-ci sollicite par le biais de son compositeur et de ses interprètes tous les sens donc, au-delà même de l’ouïe. Pléonasme facile mais essentiel. Cette musique-là se voit, se touche, se vit jusque dans la chair. Notre petit groupe s’échappe du Triton, littéralement brisé. Chacun s’en retourne à sa vie, ses responsabilités, ses petites habitudes. Conscient malgré tout d’avoir vécu une véritable expérience comme peu en sont témoins. Les adorateurs de Magma formant un petit cercle quoique grossissant d’années en années, live après live. Ces considérations se bousculaient dans ma tête quand je m’exclamai intérieurement : sur quel mot finir ? Et pourquoi pas « Merci ! »

Magma, Slag Tanz (sortie le 27 janvier)

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