Humble Avi

par Adehoum Arbane  le 01.12.2014  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam

Une large ceinture de bitume, parcourue par un flot continu de voitures lancées à pleine vitesse, sépare de façon physique Paris des Lilas. Pas besoin de m’aventurer plus loin en terre inconnue, mon périple pédestre s’arrête tout net dans le confort standardisé d’un hôtel pour cadres en voyage d’affaires longeant le périphérique. D’ordinaire, je rencontre les artistes chez eux – enfin à leur label – ou parfois même, quand la confiance s’est installée, dans le calme vacarme d’un rade de quartier où quelques piliers refont le monde sur le tremplin légèrement humidifié du zinc duquel s’envolent les verres. Rien de tout cela. J’arrive à l’accueil de l’hôtel et m’enquiers de mon contact. Autour de moi de possibles concurrents affutent leurs dernières questions. L’attachée de presse m’accueille et me guide. Au bout d’un couloir sombre, une porte s’ouvre. Une salle à manger vide, temporellement coincée entre le petit-déjeuner continental et le lunch, sera aujourd’hui le lieu parfait pour interviewer Avigdor Zahner-Isenberg, jeune tête pensante de Avi Buffalo. Entouré du staff Sub Pop, Avigdor attend son tour, comme s’il s’agissait d’un grand oral universitaire. Il est vrai que l’extrême jeunesse du musicien plaide pour la métaphore. Dans ce court laps de temps qui précède la poignée de mains et le petit clic de déclanchement de Caroline, mon dictaphone, je me repasse At Best Cuckold avec l’ensemble des impressions, sentiments, souvenirs qu’il charrie depuis. Ce fut pour moi l’album de l’été promis à devenir album de l’année, de ces disques qui arrivent à chasser la pluie et à tirer le soleil à bout de bras. Au-delà de la boutade, il possède bien cette faculté quasi chamanique, ses dix chansons naviguant entre pensées ombrageuses et ambiances solaires. C’est que le jeune homme a mis tout ce qu’il avait en lui dans ce nouvel effort, toutes les expériences heureuses et les infortunes. Opération à cœur ouvert, avec ce supplément d’âme que seuls les êtres purs, c’est-à-dire non pervertis par le star-system, portent en eux comme un trésor chéri. Il s’en expliquera plus loin, dissertant sur les événements qui façonnent une existence. Je songe aussi au concert de ce soir donné au Divan du monde, aux promesses d’une expérience live où un artiste peut se jeter impudiquement en pâture, happé par les applaudissements de la foule conquise. Ce qui place ce mercredi au panthéon des plus belles journées de labeur. Retour dans notre salle à manger vide, instant de surréalisme fantastique, comme dans ces films de zombies offrant à nos regards inquiets d’immenses espaces vides où plane l’ombre d’une présence humaine. Avigdor m’attend. Papier en main, questions en tête, dictaphone en roue libre. Allez, Je me lance.

Shebam : Sub Pop, c’était Nirvana hier, les Shins aujourd’hui. Ça fait quoi d’être signé par un label indépendant aussi mythique ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Ah. Ils sont géniaux, j’ai vraiment beaucoup de chance qu’un tel label veuille me soutenir et m’aider à sortir ma musique et ainsi à m’exprimer. Je leur en suis très reconnaissant.

Shebam : Il s’est passé 4 ans entre la sortie du premier album et celle de At Best Cuckold. Que s’est-il passé dans la vie de Avi Buffalo et de son leader ?

Avigdor Zahner-Isenberg : J’ai juste rencontré plein de gens. J’ai pris également une pause car je ne voulais pas multiplier les tournées. Du moment où on a entamé la tournée, je me suis rendu compte que ce n’était pas pour moi un moyen très constructif d’apprendre. Donc je suis rentré chez mes parents. J’avais 19 ans. À mes 20 ans je suis retourné à l’école pendant un petit moment. J’y ai retrouvé mes repères puis j’ai rencontré quelqu’un et on a eu une relation très profonde. Je n’ai jamais cessé de jouer de la musique. J’ai toujours essayé de me concentrer dès que je pouvais sur ce que j’adorais dans la musique. J’ai toujours été un musicien très sérieux, depuis tout petit. J’ai commencé à jouer de  la guitare quand j’avais environ 12 ans et je voulais vraiment me reconnecter avec l’idée de travailler pour moi. C’est ce à quoi j’ai occupé mon temps : apprendre à jouer d’autres instruments. Je me suis donc un peu amusé avec la basse. Pour que je puisse assimiler cet état d’esprit, j’ai travaillé mon piano en dépassant ce que je croyais maîtriser. J’ai aussi appris à programmer une boîte à rythme et des synthétiseurs. J’ai essayé d’apprendre plein de choses, sans passer par l’école, tout en composant sans relâche.  

Shebam : La pop se focalise sur le travail mélodique, la production, l’orfèvrerie, bref la forme. Folk et rock semblent privilégier la sincérité, l’authenticité, donc le fond. De quel côté penche At Best Cuckold ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Ça semble plus pencher du côté rock que du folk. Mais c’est vraiment un mélange des deux, un pont entre ces genres. Il se passe beaucoup de choses sur cet album mais j’ai l’impression qu’avec lui je me reconnecte avec mes racines, avec toutes les choses que j’écoutais quand j’étais gamin et les premiers trucs qui m’ont branché sur la guitare. Donc oui, un mix de folk. Il y a aussi des aspects country. Et pour la composition, j’ai fait un mélange entre des sentiments très profonds et des sensations plus légères et sympas. Avec l’idée que je voulais m’amuser avec la musique. Mais oui j’ai l’impression que c’est plus un album rock, c’est comme ça que je le qualifie moi-même.

Shebam : Beaucoup on dit que Avi Buffalo était le projet d’un seul homme, en l’occurrence toi. Et pourtant on voit bien derrière qu’il y a un vrai groupe. Qui a tort, qui a raison ?

Avigdor Zahner-Isenberg : C’est une combinaison des deux. L’écriture, c’est surtout moi. Parfois je vais enregistrer toute une chanson tout seul et je vais partir là-dessus en studio. Mais parfois, on a envie de solliciter des gens qui sont doués pour des choses pour lesquels on ne l’est pas ou qui ont des perspectives différentes qui vont, avec un peu de chance, améliorer les chansons. Tout en conservant l’esprit d’un projet solo. Cependant, j’aime bien qu’il y ait de la créativité et de l’implication. J’ai toujours préféré appeler ça un projet plutôt qu’un groupe même si c’est un mot un peu cliché à utiliser. Mais il fonctionne bien pour moi, sincèrement, car c’est quelque chose que j’aime. Je suis leader mais j’ai aussi envie d’initier des collaborations, pas forcément dans le cadre d’un groupe. Pendant un enregistrement par exemple, tu peux convier différentes personnes avec différentes façons de jouer et obtenir ainsi des performances autres. En revanche quand je monte sur scène, j’ai envie de créer un vrai groupe live dont je fais partie et qui fait partie de moi. Donc le line up live c’est ça : c’est moi, Sheridan et ce gars, Doug, et un autre mec, Anthony. Et on est tous super intéressés par ce que font les autres musicalement, pas juste ce que je fais moi. C’est un élément vraiment clé pour créer.  Après quand je rentre chez moi pour enregistrer un nouvel album, j’ai d’autres idées : je veux avoir un orchestre, ou inviter d’autres amis qui savent jouer d’instruments particuliers ; jouer et combiner tout ça avec un groupe ou peut-être réaliser la moitié d’une chanson avec une groupe et l’autre moitié de façon minimaliste, ou avec encore plus de gens. Ça dépend vraiment. Mais l’idée que c’est un projet plutôt qu’un groupe me permet d’être avant tout un leader musical. Cela autorise aussi beaucoup plus d’idées collectives, de  faire de tout cela un processus créatif ouvert. Ça enrichit complètement ma vie ! Avec les membres de mon groupe, on passe notre temps à partager plein de trucs sur la musique. On a tous des expériences différentes, même s’ils jouent mes chansons. Moi, j’apprends beaucoup quand je participe à leurs projets, ce genre de choses.

Shebam : L’écriture musicale est-elle un acte impudique ? Quelle part de toi-même mets-tu dans tes chansons ?

Avigdor Zahner-Isenberg : J’essaye de mettre tout mon corps et toute mon âme dans mes chansons et j’ai l’impression que plus on met de soi-même dans la musique, de façon sincère, mieux c’est. Mais c’est dur d’en arriver là. Parfois, il faut vraiment se pousser et s’entrainer beaucoup. Ce travail sur soi permet, je pense, de composer de la musique en tant qu’individu. Mais oui, ça dépend c’est sûr. Pour moi, c’est vraiment la manière la plus décomplexée qui soit. L’art et plus particulièrement la musique sont des moyens intéressants d’affirmer qui on est, d’exprimer ce que l’on veut. Et si tu trouves une façon de rendre ça beau ou attrayant ou que cela s’écoute comme que tu le souhaites, c’est mieux. L’art et la musique te permettent de faire ça. Donc j’essaye de garder cela très expressif et j’espère que je vais réussir à être de plus en plus créatif, à concrétiser des idées que je n’ai pas encore eues avant. C’est quelque chose que je veux faire de plus en plus. Je m’y astreints en tout cas !

Shebam : Quel groupe ou artiste ne t’a jamais influencé ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Quel groupe ne m’a pas influencé ? Je ne me suis jamais vraiment branché sur le métal. Je n’en ai pas assez écouté. C’est la même chose pour d’autres genres musicaux. Mais en tant que guitariste, je ne connais rien du métal et j’aimerais en savoir plus. C’est un peu dur honnêtement de dire ce qui ne t’influence pas, je pense que tout rentre d’une façon ou d’une autre. Dès que tu entends ou vois quelque chose, c’est dans ton cerveau, dans ta tête, dans ta conscience donc cela aura un impact sur toi ou sur les autres choses que tu as écoutées. C’est une bonne question. Normalement les gens demandent ce qui t’influence et tu dis quelques trucs et ça devient compartimenté. Mais en effet, c’est ce qui ne t’influence pas qui est intéressant. Par contre je n’aime pas être influencé par les sons que je n’apprécie pas ou d’une façon contrainte qui n’est pas vraiment fondée par rapport à ce en quoi je crois musicalement. C’est une lutte permanente, il se passe tellement de choses et on ne peut pas s’empêcher en même temps de tout entendre.

Shebam : En tant que musicien et singer-songwriter, te retrouves-tu dans la comparaison avec les cinéastes de l’adolescence que sont Larry Clarke ou Gus Van Sant ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Je ne connais pas le premier à vrai dire, mais j’adore les films de Gus Van Sant. J’en ai vu quelques-uns et ils sont géniaux, vraiment beaux visuellement, complexes émotionnellement et sans compromis. C’est quelque chose que j’aime vraiment dans son travail, c’est sûr.

Shebam : Le rock est-il pour toi une musique viscéralement liée au monde la jeunesse, des kids ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Je crois que ça peut l’être mais la musique rock ne touche plus vraiment les jeunes aujourd’hui, honnêtement. C’est quelque chose d’autre. Pour moi personnellement, j’ai l’impression que ce disque – maintenant qu’il est sorti et en considérant les choses qui sont dessus – ne correspond pas vraiment aux trucs cools qui se passent aujourd’hui. Il y a quelques petits détails qui sont influencés par ce que j’ai entendu dans le rock contemporain, et très récemment. Cependant j’ai tenu à ajouter de la guitare acoustique et du piano que l’on n’entend plus beaucoup aujourd’hui, pour une raison ou une autre, dans le rock alternatif. Malheureusement ces instruments ont été progressivement remplacés par des quantités ironiques de réverb et d’esthétique lo-fi que je voulais éviter sur cet album tout en restant fidèle à ce que j’aime. Mais j’ai l’impression que beaucoup de gens aujourd’hui adorent la musique électronique, le hip hop, ce genre de choses. Et moi je suis vraiment branché là dessus en ce moment. Et je voulais que ces musiques, d’une façon étrange, apparaissent de manière un peu subversive dans, par exemple, une simple guitare acoustique au son très propre. Je voulais aussi imaginer ça dans le contexte d’un enregistrement très digital. Et rendre ça différent. Mentalement, je pensais à ce genre de choses. Ou dans les solos, songer à m’approprier des sons de guitare classiques et des motifs de compositions, en considérant tout ce qu’on entend aujourd’hui. C’est une des manières qui m’a permis de rendre ça amusant.

Shebam : Aujourd’hui, quel morceau de At Best Cuckold te surprend le plus en matière de songwriting et de production ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Je suis vraiment, vraiment content du résultat de l’avant-dernière chanson, Oxygen Tank, parce que c’est une ballade avec du piano et des paroles assez intenses. Il y a également une transition avec un changement de clé à la fin, et une section solo, un fondu bruyant, puis des drones. Ce sont finalement plein de petits plaisirs coupables que j’ai réussi à rentrer dans cette chanson, et je suis assez content de ça. Malgré tous ces apports, il y a quelque chose de très cohérent qui relie l’ensemble aux différents aspects rock et folk de l’album. J’ai aussi essayé d’obtenir un éventail de chansons basé sur la guitare électrique, le piano ou sur la guitare acoustique. Sinon, une des choses qui m’a le plus surpris d’un point de vue très littéral a été Overwhelmed With Pride, la cinquième chanson de l’album. Je l’ai enregistrée digitalement avec des producteurs rencontrés après avoir quasiment terminé l’album. Cette chanson a fini par devenir l’une des meilleures de l’album pour moi. J’en avais fait une démo, puis je suis allé enregistrer la vraie version avec eux, et leur influence sur la production a été significative. J’ai vraiment trouvé que c’étaient des collaborateurs incroyables. Donc ça c’était surprenant, mais pour ce qui est de me surprendre moi-même, j’étais content de Oxygen Tank et surtout de réussir à obtenir ce genre de son sur un album, parce que j’ai l’impression que je n’entends pas assez de piano ces jours-ci dans les enregistrements. C’est un jeu très basique mais qui a quand même réussi à survive. Je ne suis pas un grand pianiste, je suis beaucoup plus à l’aise comme guitariste, donc je prenais un certain risque à en faire l’instrument principal, alors que ça ne l’était pas. Mais je voulais voir si ça permettait d’atteindre l’accomplissement d’accords que je voulais ou imaginais dans ma tête.

Shebam : D’ailleurs, quel est ton niveau d’implication dans la création, production, mixage et mastering inclus ?  

Avigdor Zahner-Isenberg : Eh bien, j’aime bien être là à chaque étape du processus, que ce soit pour le faire moi-même ou écouter quelqu’un qui en sait plus que moi. Par exemple au moment du mastering, je veux m’assurer que le son ne soit pas dénaturé, trop vif ou trop sombre, que cela tombe quelque part au milieu pour accentuer les mix que j’ai faits. J’ai mixé avec ce gars, Nicolas Vernhes, après avoir choisi les pistes pour le CD avec beaucoup de personnes différentes. C’est à la base un mixeur analogique. Il fait aussi beaucoup de digital mais je voulais qu’il adopte une approche analogique parce qu’on avait commencé l’album de cette façon et je voulais le terminer ainsi, en abordant les parties digitales avec des compresseurs analogiques vintages et ce genre de choses. Ça a donné un bon résultat. J’aurais aimé qu’on utilise plus de réverb analogique, on a fini par se servir de réverb digitale parce que c’était une de ses préférences. Mais ça a ajouté un côté différent aussi. Et dans le tracking, on a fait quelque chose de basique : je voulais des sons très propres et serrés, que je puisse manipuler plus tard puis des overdubs pour obtenir beaucoup de couleurs, d’excitation. Du coup j’expérimentais avec différentes techniques de micro. J’étais à L.A ou chez moi, à Long Beach, à enregistrer et j’installais un ou plusieurs micros, parfois quatre à la fois, sur un instrument et je les écoutais pour voir lequel donnait le meilleur son, ou si ensemble le résultat était meilleur. Je les intégrais ensuite avec les niveaux et la spatialisation sonore et après, je décidais « OK, là je tiens un truc » puis j’appuyais sur sauvegarder, ou au contraire je n’appuyais pas et je le passais ensuite à Nicholas. Il se mettait à écouter et disait « ok t’as mis 4 micros sur cet ampli, voyons voir ceux qu’on aime. » Donc moi je m’imaginais : « OK il va sûrement en supprimer un ou deux parce qu’on n’en a pas du tout besoin. » Et lui il finissait souvent par dire : « J’aime bien ce que fait celui-ci et celui-là mais peut-être que le plus éloigné est moins intéressant que le clair, et peut-être que celui-ci on peut l’utiliser en le mettant sur le côté et en y ajoutant un effet. » Je voulais donc être sûr qu’on ait beaucoup de matériel avec lequel travailler. Mais c’était encore suffisamment organisé pour que ça ne parte pas dans tous les sens. Avoir un maximum d’options pour jouer avec sans que ça devienne compliqué. Je suis content d’avoir réussi cette étape, d’avoir pu la poursuivre jusqu’au bout avec des ingénieurs professionnels. Et je suis heureux d’avoir réussi tout seul à obtenir des sons corrects, à les mélanger avec l’authenticité des studios dans lesquels j’ai enregistré. Je voulais vraiment que tout l’album, pour résumer, soit pour moi une vraie expérience d’apprentissage, pas de faire plaisir au monde entier ni rien de tout ça. Une opportunité d’en apprendre plus sur l’enregistrement, de devenir un ingénieur sensible et il m’a semblé qu’il n’y avait pas meilleur moyen pour moi de travailler ainsi sur ma musique. C’est quelque chose qui me tient vraiment à cœur et je voulais vraiment m’assurer que cela produise du bon son. Depuis, j’en sais beaucoup plus sur l’enregistrement. Et lorsque j’ai produit ou enregistré pour d’autres gens, voire les deux, j’ai pu réutiliser certains procédés. Quand je veux obtenir un certain son, je sais que je peux essayer différentes choses dont je pense qu’elles vont bien marcher. Peut-être que l’on ressent trop ma patte sur leur musique. J’essaye avant tout d’apprendre des techniques d’enregistrement plus solides, des choses que je peux appliquer partout. Je dois juste continuer à travailler sur ma musique, sur celle des autres afin d’apprendre comment ils veulent qu’elle soit enregistrée, et m’appliquer ces enseignements ainsi qu’à mes musiciens tout en gardant cela fluide. Il faut tout le temps maintenir un esprit de collaboration.

Shebam : Et la scène ? Dans quel lieu es-tu le plus à l’aise : pub, salle moyenne, festival ? Et pourquoi pas un jour les stades… Ou pas ?

Avigdor Zahner-Isenberg : J’ai l’impression que jusqu’à maintenant, un petit club me convient mieux. Quand on a cette intimité qui permet de communiquer réellement avec les gens qui sont là. L’autre jour on a joué à Copenhague. C’était une scène près du sol. On était donc au même niveau que le public et c’était sympa. Parce que quand tu joues des chansons qui parlent de tes amis et de ta vie à d’autres personnes, t’as un peu envie que tout le monde ressente quelque chose de similaire. Et parfois on a joué dans des festivals où on était face à 8 000 personnes – avec de la chance – et c’était également sympa. Mais tu éprouves davantage un sentiment de frénésie où tu essayes de créer une connexion avec pleins de gens en même temps, et c’est juste impossible à faire. Donc faut juste faire son propre truc, être sur scène et jouer jusqu’au bout. C’est hyper puissant évidemment mais très différent. Je crois que j’ai plus appris jusqu’à maintenant en jouant dans des petits clubs intimes, peut-être aussi parce qu’on a été plus habitués à fréquenter des lieux comme ça. On peut interagir avec les gens pendant et après le show, et ça c’est vraiment une bonne sensation.

Shebam : Lennon a dit un jour : « Du rock français, pourquoi pas du vin anglais. » La France est-elle rock ou pas ? Le public français l’est-il aussi ou non ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Je ne dirais pas que je suis bien placé pour décider de ce qui est « rock and roll » mais mon expérience des Français et de la musique française que j’ai entendue me fait dire que celle-ci est très créative. Tout me semble bien ! À chaque fois qu’on a joué ici en tant que groupe, on s’est toujours amusés et le public était réceptif. Et je crois qu’être réceptif à la musique est une des premières choses importantes. Tout ce que l’on peut estimer être de la musique créative ou exploratoire, que ce soit du rock and roll, de l’électro, de la musique classique, du hip hop du country ou quoi que ce soit, passe par cette première étape : ce qui fait la qualité d’une scène ou un d’un endroit où jouer c’est d’y rencontrer des gens ouverts, curieux de ce que tu veux exprimer et qui vont chercher à l’interpréter. J’ai vraiment ressenti ça toutes les fois qu’on a joué ici. On s’est toujours amusés en France.

Shebam : Y’a t-il une question lancinante, qui revient à chaque interview, dont tu a marre mais à laquelle tu te sens obligé de répondre ?

Avigdor Zahner-Isenberg : Pour être sincère, c'est sûrement celle sur le temps que j'ai mis à faire cet album mais ça dépend vraiment de la formulation. Quand les gens demandent, comme tu l'as fait, ce que j'ai passé ces dernières années à faire, c'est une bonne question. Quand les gens me demandent pourquoi ça m'a mis autant de temps, j'ai l'impression que c'est une mauvaise idée. Donc toi t'es vraiment bon, ces questions ont été vraiment bien… À part celle-là… Et même celle-là est bien. Mais la différence tient pour moi à ce genre de détails. J'ai adoré passer beaucoup de temps sur cet album. Si je pouvais, je prendrais autant de temps sur chaque album. À partir de maintenant, je sais que j'ai plein de chansons en plus que je vais essayer de sortir beaucoup plus tôt. Mais je pense que s'il y a quoi que ce soit qui ne concerne pas la musique lorsqu’on interviewe un musicien, c'est vraiment appréciable. J’aime quand quelqu'un est sincèrement intéressé par ce qu’un artiste ou un musicien essaye d'exprimer à un niveau juste humain. Je suis particulièrement sensible à ce type d’interviews, contrairement à d'autres qui jouent sur le sensationnalisme, la superficialité, l’air du temps ou qui te demandent quel jour on est ! Il s’agit plutôt de savoir ce que tu ressens, ce que tu aimes dans la musique. Je pense que c'est là où on s'amuse.

Shebam : Une déclaration, citation ou punchline pour l’éternité ? 

Avigdor Zahner-Isenberg : Pour l’éternité ? Je crois que j’aimerais vraiment continuer à jouer beaucoup de musique. Il y a encore tellement de choses que je veux faire dans ma vie, et continuer à faire ça jusqu’à ma mort, enfin jusqu’à ce que je sois, espérons, un homme très très âgé. J’espère avoir une guitare à la main la seconde avant que je ne meure. J’espère que d’ici là j’en saurai beaucoup plus sur la musique que maintenant, et que j’appliquerai la théorie musicale, que je trouve encore plus de degrés de gratification musicale en jouant avec d’autres gens et en apprenant d’eux. Donc voilà une chose très fondamentale que j’associe vraiment à l’éternité quand je pense à ce que serait, selon moi, une éternité heureuse ; ça ressemble à ça.

Shebam : Quelle île déserte emporterais-tu dans un disque ? 

Avigdor Zahner-Isenberg : Quelle île déserte j’aimerais emporter ?… Je ne connais pas grand-chose sur les îles… N’importe quel genre d’endroit ? Ce serait vraiment génial d’emporter… J’aime beaucoup New York... Mais il y a plein d’endroits où je ne suis jamais allé que j’aimerais vraiment voir comme les îles Galápagos ou l’île de Pâques avec ses ruines. Ces choses sont vraiment inspirantes pour moi, les vieux endroits comme les nouveaux, des régions un peu hors du temps. C’est cul-cul mais quand je vois ces statues de l’île de Pâques sur la côte avec ces visages gigantesques qui regardent au large, ils sont assez fascinants et enchanteurs, tout comme la variété et la schizophrénie d’un lieu comme New York, Tokyo ou Londres où il se passe des trucs de dingue tout le temps. Une grande partie de  l’album a été enregistrée à Los Angeles. Cette ville m’a donc influencé. D’ordinaire, le lieu où l’on enregistre la musique n’a finalement pas une grande importance. Ça tient vraiment à toi et à ce que tu mets dedans mais c’est sûr qu’il y a des choses, des expériences de ta vie, ton environnement, qui influencent clairement ta musique. Si tu peux être dans un endroit qui t’inspire vraiment et que tu réussis à maîtriser et capter ces impressions ressenties, alors je pense que ça peut être un des meilleurs endroits pour le faire. Mais je pense que ça demande beaucoup de discipline : d’arriver à être sincèrement inspiré par la réalité de l’endroit où tu trouves. Je pense que c’est un bon objectif à avoir.

Shebam : On inverse les rôles. Pose-moi une question.

Avigdor Zahner-Isenberg : Et toi tu joues de la musique ?

Shebam : Non, j’adorerais mais je suis trop vieux pour commencer.

Avigdor Zahner-Isenberg : As-tu déjà joué de la guitare ? Ou d’un instrument quelconque ?

Shebam : Non. Quand j’étais très jeune, je voulais jouer de la flûte.

Avigdor Zahner-Isenberg : Ah génial, mon oncle joue de la flûte.

Shebam : C’est très beau, ça a un son incroyable. Mais j’ai un boulot, c’est d’écrire sur la musique, et je préfère écrire de bonnes choses plutôt que de jouer très mal de la guitare dans le métro.

Avigdor Zahner-Isenberg : C’est drôle. C’est cool que t’aies toujours voulu jouer de la flûte car ce n’est en général pas un instrument que les gens veulent pratiquer. C’est difficile. D’après ce que je sais, c’est un des instruments à vent les plus difficiles à jouer car il faut avoir la bouche d’une certaine forme et il expirer une certaine quantité d’air, sinon tu touches la mauvaise note. C’est vraiment complexe mais c’est beau. C’est mon claviériste qui m’a fait remarquer ça parce qu’il a fait un master en percussion. Selon lui, la flûte n’intervient qu’une toute petite partie au milieu d’un morceau. C’est fugace donc très difficile. Puis elle est en retrait pendant quelques mesures. C’est un instrument intéressant. Quand on découvre un concerto de flûte, c’est souvent une des plus belles choses qu’on puisse entendre dans la musique classique, comme dans beaucoup d’autres genres musicaux. Cela donne un son très pur, c’est un instrument génial ! Donc c’est vraiment cool.

Shebam : Sinon, je joue de la "air guitar" pour ma fille de vingt et un mois.

Avigdor Zahner-Isenberg : Ah super c’est génial, c’est vraiment bon pour elle.

Shebam : Elle adore la musique et quand je mets un vinyle sur la platine, elle fixe sur le son de la guitare. Elle aime le rock’n’roll, la pop, les Beatles et les Moody Blues.

Avigdor Zahner-Isenberg : Ah oui j’aime les Moody Blues. J’ai commencé à m’intéresser aux Moody Blues pour la première fois avec cet album de rock orchestral, Days of Future Past. J’avais entendu des chansons de cet album sur un vinyle et c’était juste magnifique. Je l’ai alors associé à un sentiment assez spécial car c’est une violoniste qui me l’a fait écouter à un moment où on commençait à se lier de manière romantique. On n’est plus ensemble ce qui est une bonne chose car on a fini par devenir très bizarres l’un pour l’autre, mais c’est une musicienne vraiment intéressante et elle adore les Moody Blues et cet album incroyable. En plus, ils ont une gamme immense, c’était vraiment un groupe constamment bon. Ils ont évolué dans tellement de genres musicaux. Dans les années 80 ils avaient des trucs bizarres mais géniaux aussi. C’est vraiment bien, vraiment cool. Jimi Hendrix était l’un des premiers guitaristes auquel je me sois vraiment intéressé. Je ne l’ai pas écouté quand j’étais petit mais lorsque je me suis mis tout seul à la guitare. Quand j’avais 13 ans, je voulais me brancher sur un style plus hard. Donc Hendrix et Jimmy Page ont été super importants pour moi. Et maintenant je recommence un peu. Il y a une tonne de nouvelles sorties de Hendrix. Eddy Kramer a une pile immense de bandes de Hendrix jamais sorties et je ne me suis pas encore mis plus dedans car c’est assez mal produits mais dès que tu peux écouter un nouveau phrasé, c’est vraiment inspirant. Il a influencé plein de musiciens, certains vont le copier mais d’autres vont plus interpréter sa philosophie créative et faire leur propre truc avec. Par exemple je sais que le son de Nels Cline n’a rien à voir avec celui de Hendrix mais il utilise beaucoup de pédales d’effets comme le faisait Hendrix, et il dissocie aussi la guitare comme étant le seul instrument, joue plus de feedback. Un de mes premiers profs de guitare m’a appris beaucoup sur les effets de renversements d’accords de Hendrix. Il jouait des accords normaux un peu à l’envers ou à contretemps qui rendaient un son plus intéressant. Il y a une fluidité vraiment spéciale dans ses chansons quand tu apprends à les jouer comme lui le faisait. Et tu peux voir comment il passait d’un accord à une mélodie, puis à un autre accord de façon super fluide, et infinie et belle. C’est sur, c’est un des mes guitaristes préférés. Dès que tu passes l’un de ses disques, t’as envie de te réchauffer et si tu trouves que tu n’as pas été assez créatif, tu le mets et tu écoutes comment il approchait son instrument : ça réveille ton cerveau et ça c’est génial.

Shebam : Les sessions à la BBC sont tellement fantastiques !

Clac. Sur ces mots de fan hardcore s’achève notre entretien en anglais dans le texte ! Qu’Avigdor pardonne mon accent aussi approximatif que ma pratique l’est de la langue. Je lui soumets une ultime requête, celle de lui poser une question ce soir, après le set. Demande à laquelle il répond par la positive. Plus tard, quand la nuit s’annonce enfin, paisible et tiède, je retrouve un petit groupe d’amis dans un bar situé en face du Divan du monde. Quelques choppes ont le temps de déverser dans nos gosiers secs leur précieux nectar houblonné. La foule est compacte mais malléable, les filles branchées passent et repassent en un ressac de vêtements chics glanés des heures durant dans les friperies du monde occidental. Ainsi va la jeunesse hype. Quand l’heure approche, nous nous décidons à bouger. Quelques pas nous séparent de l’intérieur de la salle où s’est déjà agglutiné tout  ce que Paris compte de hipsters. Quand le groupe arrive, c’est l’hystérie ! Qui fait vite place au rock vertical de So What. Les titres s’enchaînent balayant le répertoire récent, reprenant les moments les plus forts du premier album éponyme. On est bercé par la maladresse touchante du leader car parfois, l’on voudrait qu’il lâche tout, qu’il s’emporte et nous avec, que sa mélancolie devienne furie. Mais toujours une certaine réserve prédomine, une forme de pudeur, de retenue qui s’éclipse alors quand Avigdor s’essaye à l’exercice pourtant périlleux du soli hendrixien comme sur Remember Last Time ou What's In It For? dont le riff d’intro provoque soudainement les vivats. Une heure plus tard, Avi Buffalo quitte la scène pour revenir ensuite, le temps d’un unique rappel qui laisse un peu chacun sur sa faim. On ressent les quelques « Oh »,  « Non », « Encore » du public, preuves d’une adhésion pourtant réelle. Quelques minutes après, Avigdor signe des vinyles à la boutique éphémère – une planche et deux tréteaux, des cartons de disques et de produits dérivés –, littéralement envahie par une marrée de bras tendus avec billets au bout. Nos regards se croisent, il me reconnaît. Le temps de lui demander comme était le show il lâche, essoufflé comme après une course, « super concert » puis reprend son rituel autographique. Nous retrouvons dehors l’air respirable de la nuit, relativement doux, glissant sur nos joues. On en aurait oublié la faim qui talonne et qui indique à nos talons le chemin d’une officine de restauration urbaine. Ainsi s’achève notre soirée. Sur un banc, pizzas et bières, comme des teenagers californiens, un mercredi en virée. So what ? So rock. 

Traduction : Mirella Ghil

Photo © Nick D'Agostino : http://wfuv.org

 

 

 

 


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