La Variété Alternative, décomplexe d’Œdipe

par Adehoum Arbane  le 14.07.2012  dans la catégorie A new disque in town

Manifeste assuré d’une esthétique enfin assumée.

Nous connaissions Œdipe, l’homme, le mythe. Condamné par le destin à tuer son père et à baiser sa mère comme le soulignera très explicitement un Jim Morrison habité lors d’une mémorable et incantatoire relecture de The End jouée en sessions durant l’été 1966 au Whisky A Go-Go. Quelques décennies plus tard, c’est toute une génération de jeunes compositeurs qui semble échapper à cette théorie fondatrice de la pensée freudienne. Ils pensent, composent et chantent en français, assument même l’idée de variété. Pire, vont jusqu’à glorifier leurs ainés, les quelques figures tutélaires qui régnèrent en maîtres sur la décennie 70. Autant d’individualités qui aujourd’hui se retrouvent dans un mouvement : la Variété Alternative. Dans le giron de ces rénovateurs audacieux, des groupes font leur coming out, pardon, clament haut et fort ce même désir d’embrasser une esthétique purement franco-française cependant respectueuse de la tradition pop. « C’est une révolte ? Non Sire, c’est une révolution », lançait fièrement Francis Blanche à Lino Ventura dans les tontons flingueurs. Quarante deux ans après, leurs neveux, bouillonnant d’impatience, se lancent enfin dans la Carrière, bien décidés à tout bousculer… À commencer par l’Histoire ?

Avant la Variété, la variétoche.

Pour saisir l’ampleur du phénomène, jusque-là inédit, il faut remonter aux sources ; à l’aube des sixties. L’Angleterre découvre avec les Beatles et les Stones un nouveau langage : la pop. La folie s’empare des ondes qui traversent chaque foyer de l’éternelle Albion tel un réseau de veines et d’artères irriguant le cœur d’une Nation. Puis, c’est à la jeunesse d’emboîter le pas d’un phénomène aussi essentiel qu’irréversible et désormais planétaire ! Aujourd’hui, pas un endroit reculé, un réduit isolé où l’on n’entende un tube pop carillonner tel un tocsin sociétal. Mais revenons à notre récit. Très vite, les ligues de vertu ne peuvent contenir la divine indécence de la pop. Et la Société de voir ainsi tomber les austères habits de l’Angleterre élisabéthaine pour regarder danser, médusée, les mini-jupes virevoltantes de l’ère rock. Acidulée, certes, mais aussi fondamentalement sexuelle, la pop va accélérer la mutation de l’Occident tout entier. Car l’Amérique puritaine n’est pas en reste. Sur la Côte Ouest fleurit une nouvelle tribu aux chevelures pendantes : les hippies. En quelques années seulement, 66-67-68, sous l’impulsion des Fab, la pop atteindra sa pleine maturité avec l’avènement du 33t qui permet aux groupes d’explorer de nouvelles thématiques et d’exploiter au maximum toutes les possibilités du studio. C’est l’âge d’or du psychédélisme californien. Au pays de l’exception culturelle, les choses n’évoluent pas vraiment, tout juste connaît-on une simili révolution avec les yé-yés dont Gainsbourg finira par se moquer. A Paris, les chanteurs à la mode raillent les hippies. A dire vrai, les compositeurs peinent à exister sous le fardeau de la langue française. Quelques-uns arrivent à s’en extraire qui abordent alors la pop avec audace comme Serge. Mais la critique boude ses albums solos, lui préférant les sucreries ineptes qu’il compose pour des petites starlettes. À quelques rares exceptions, le reste de la production nationale s’enfonce dans les pesanteurs de la variété sans jamais parvenir à les transcender, au mieux à les faire bouger. Alors que le reste de l’Europe vit avec extase le glam, le prog, le hard, les chanteurs de variété, murés dans le conformisme, mènent carrière avec succès mais sans génie. Pire, un certain sentiment de honte commence à s’emparer d’eux. Les années 80 sonnent le glas des ambitions. Dorénavant et le mot est lâché, les chanteurs français traineront le boulet sisyphien de la Culpabilité. Quand d’autres choisiront de chanter en anglais ou d’inventer tout bonnement leur propre langue. Kitch, rétrograde, has been, la variété française subit, non sans l’avoir cherchée, l’humiliation suprême. Ses détracteurs l’affublent d’un sobriquet dont elle se serait bien passée ; variétoche ! Les raisons de cet amour mal vécu ? Elles sont nombreuses, diffuses. Tout d’abord, une certaine fierté à la française. Ne sommes-nous pas le peuple des coups de gueule historiques ? De Gaulle à l’Otan, la fameuse politique de la chaise vide… A l’évidence oui. Alors que le monde de la pop prend le train du progrès, les musiciens français s’entêtent à suivre les bonnes vieilles méthodes d’enregistrement. Ainsi, la chanson à texte pense longtemps se passer de la Mélodie. Dans les studios parisiens, pour mettre en majesté l’Artiste, ses Paroles, on choisit de mixer la voix très avant, la musique se trouvant reléguée au rang de simple accompagnement orchestral. C’est aussi l’époque où tous les français s’agglutinent le samedi soir devant leur poste pour suivre les émissions de variété. Ces grandes messes consacrent chanteuses et chanteurs, seuls sur scène, en robes et smokings étincelants. On découvrait alors les miracles pailletés de la télé couleur. Contrairement à leurs homologues anglophones, pas de groupe autour duquel se fédérer, pas de logique collective, d’identité pop. Ironie du sort, le fameux texte s’exprime le plus souvent avec platitude, puisant ses rimes dans le Dictionnaire de l’Indigence et de la Facilité.

Une nouvelle variété, et si on osait ?

Les années passent telles des onguents. Quasi des siècles. Car l’évolution, réelle, demeure bien lente. Aujourd’hui, une nouvelle dynastie se lève, reprenant le flambeau telle la Liberté guidant le peuple de Delacroix. La variété retrouve le prestige qu’elle avait jadis perdu. Serait-elle en train de vivre réellement ses sixties à elle ? Peut-être. Ses porte-drapeaux enflent au fil des années jusqu’en 2012. A l’heure où j’écris ce manifeste. La Variété Alternative nait enfin. Sous les coups de boutoir d’une scène régénérée, revitalisée et bien plus talentueuse. Surgissant du marigot de la production nationale pas encore guérie de ces molles turpitudes passées, ils ont pour eux la jeunesse et l’ouverture. Leurs albums, parfois en préparation, souvent sortis, font parler d’eux. La Variété Alternative se définit par un brassage savant, comme on assemble les cépages, entre l’idiome pop et une littérature toute personnelle, à la fois incisive et contemporaine, éloignée des poncifs impersonnels que l’on supportait jadis. Avec eux, les mélodies sonnent juste et résonnent loin, se retiennent aisément malgré la sophistication des arrangements érigés en véritable règle d’or. Ici, le faste des instruments prévaut, comme si nous avions renoué avec la France de Ravel et de Debussy, alors à son apogée ! Détail qui a désormais son importance, ces chanteurs de variété se réclament ouvertement, fièrement, de leurs anciennes idoles. Elles et ils osent chanter leur amour pour ce genre si malmené et tout compte fait victime de tous les malentendus. Et pourtant. Ils l’ont déniaisée, la variété de leur enfance ! Un exploit ! Qui trouve ses sources dans deux phénomènes apparemment distincts. La force de la Variété Alternative tient d’abord à son acuité, son intelligence de l’écrit ; ce petit côté « prise de texte » qui séduit d’emblée. Ses créateurs cisèlent chaque phrase, jouent à fond la référence contemporaine, évitant même l’horripilante manie du name dropping dont la précédente lignée avait fait l’alpha et l’oméga. Ils nous parlent d’eux sans jamais céder au narcissisme, maniant telle une arme le second degré ; petites images ironiques et glacées comme un reflet de Wayfarer. Démarche éminemment personnelle, similaire à celle des singer-songwriters qui peuplaient les collines de Laurel Canyon dans les années soixante-dix et dont ils sont les pendants français. Chez eux, domine la poignante profondeur de Carole King, de James Taylor, parfois même de Randy Newman. On aurait tort enfin de nier l’influence de la génération Internet qui créa au début du nouveau millénaire un lien, une connexion avec le Passé. En effet, avec la libéralisation du web et l’accès à l’ensemble de ses contenus, archives, mp3, les nouveaux rockeurs français téléchargent massivement un héritage inestimable, celui des Stooges et autres groupes estampillés Nuggets. C’est le grand retour du rock qui, du reste, n’avait pas réellement disparu. De même ascendance, les futurs hérauts de la Variété Alternative redécouvrent les plaisirs électriques du rock. Un esprit d’ouverture qu’ils partagent à l’instar de la scène lors de grandes copulations soniques dans les temples parisiens du rock et leurs succursales provinciales ! Cette authentique fraternité favorise les métissages, dresse des « ponts » pour reprendre un terme plus musical, réconciliant musiciens et publics dans un effet domino dont on commence à peine à mesurer aujourd’hui les heureuses conséquences. D’un seul coup de rein d’un seul, le virus variétal est généreusement transmis au petit monde de la pop sous influence anglo-saxonne mais désireux de s’exprimer dans sa langue natale. On se souvient du traumatisme provoqué par Lennon et sa cinglante réplique « Le rock français c’est comme le vin anglais. » Résumons les choses : la pop française des années 80 n’est que le prolongement, dans l’Obscurité, de la variété mainstream des années 60-70. La refondation à laquelle nous assistons a donc tout naturellement changé la donne. Certes, chez les popeux, le verbe se fait moins précieux, légèrement superficiel, les mots doivent avant tout respecter les exigences de la Mélodie. Ce qu’ils font avec beaucoup d’obligeance… Et de fraîcheur ! La pop française, l’adroite décomplexée, conjugue immédiateté, élégance et modernité ; le tout en français. Sans peur. Avec décontraction. Car oui, ceux-là rivalisent déjà avec les meilleures formations françaises chantant en anglais. Certains pourraient même à terme les dépasser. Une partie a fait des années Françoise Hardy son Album de chevet, l’autre a délesté les années 80 de leurs vanités pour n’en conserver que le meilleur : la jubilation synthétique. Ambassadeurs du singer-songwriting à la française ou honnêtes zélateurs de la pop mais avant tout grands seigneurs, ils ne vous empêcheront pas d’écouter à l’envi Zappa et les Mothers, Elton John période Bernie Taupin, Todd Rundgren, Crosby, Stills & Nash plus Young, les Seeds, Bowie, Hendrix, T. Rex, Elvis, les Rolling Stones, John, Paul, George, Ringo, la country, Dylan, le prog, Syd Barrett, Brian & Dennis Wilson, Nancy & Lee, Phil Ochs, Ventura Highway, Colin Blunstone, le folk, Nicky Hopkins, Alice Cooper, les Kinks, Gram Parsons, le Dead, Jackson Browne, Marvin Gaye…

La Variété Alternative, vantard avatar ?

Que nous dira l’avenir ? Tout reste à écrire. Mais nous pouvons d’ores et déjà l’affirmer : le changement est en marche et non figé dans le conformisme ambiant. Les labels joueront-ils le jeu jusqu’au bout, les radios se feront-elles les relais précieux de ce nouveau mouvement, la télé et la presse officielles avec leurs cortèges de faiseurs de roi autoproclamés, quelle imposture, sauront-ils se montrer à la hauteur de l’instant historique que nous vivons, rien n’est moins sûr mais il est permis d’espérer : sans condescendance ni cuistrerie, quelques échos flatteurs nous parviennent. Dans les rédactions, on planche déjà avec humilité sur cette Scène qui a su, plus grand est son mérite, traverser les rives gauche et droite de la Seine. En province gronde déjà un autre Printemps dont les Zéniths forment les avant-postes. Ah oui, j’allais presque oublier… Il n’y a pas de manifeste valable, acceptable, sans signataires. Ils sont là, les premiers à inaugurer cette palpitante aventure, à étrenner leur nouveau costume made in french. Les voici repartis en cercles d’influence se déployant au-delà des frontières immatérielles du Temps, jusqu’ici, en cette fin d’année 2012. Aux côtés de leurs pairs, illustres et fiers. Que leur souhaiter ? Pour paraphraser quelque pape de la culture pop : Fortune et Gloire. FORTUNE & GLOIRE !

http://www.deezer.com/fr/music/playlist/94545991


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