Faites le mur, allez à Berlin

par Adehoum Arbane  le 20.12.2011  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam

Iggy, Bowie, Lou Reed, jusqu’aux affreux U2. Tous ces artistes ont un jour convergé vers Berlin pour y puiser son  incroyable énergie créative. Modeste mais sûr de mon coup, je me décidais enfin à marcher dans les pas de mes illustres prédécesseurs. Réservation sur Internet, paiement, choix de l’hôtel, central, de préférence ; le voyage était bouclé. Ah Berlin, les charmes de l’ancienne Europe de l’est aux folles promesses de grisailles urbaines s’entremêlant aux rythmes concassés de la nuit allemande. J’avais rêvé de cette capitale chargée d’histoire, au passé contrarié mais à l’avenir radieux, météorologie mise à part. Car si la ville se trouva profondément marquée du sceau brutal du socialisme, corsetant son peuple dans un mur d’enceinte tristement célèbre, celle-ci retrouva progressivement une liberté totale qui allait passer par les chemins de la contre-culture. Aujourd’hui, Berlin vibre. Chaque centimètre carré de la cité réunifiée recèle des territoires immatériels à explorer ; ceux de l’esprit, de la création !

Il était une fois dans l’Est.

Dans le sillage de mon regard, une perspective murale recouverte de graffitis exubérants. Je longe l’un des innombrables immeubles plantés de part et d’autre de la Spree. Les quartiers s’y organisent comme les pièces d’un puzzle tantôt gris, tantôt coloré. Comme pour conjurer l’histoire, chaque façade, chaque surface a été méthodiquement peinturlurée de motifs allant du bizarre au chatoyant. A l’image de la ville qui, depuis 1989, s’est relevée alors que le mur de la honte, lui, s’effondrait. L’air, délicieusement doux, se pare de nuances bleues et blanches au milieu des amas laiteux si léger qu’ils semblent éloigner toute menace de pluie. Un miracle berlinois. Je ne suis pas seulement là en touriste même si les terrasses des cafés, où les berlinois s’installent le matin le temps d’un café chaudement réconfortant, m’appellent à chaque passage. Je suis ici pour sentir l’esprit de la ville, loin, bien loin des démons du passé. Je parle bien sûr du krautrock, ce mouvement si singulier qui emboîta le pas au psychédélisme américain. Mais ma quête ne prenait pas les atours de « l’enquête » qui vous conduit sur la trace des hommes et des femmes qui avaient participé à cette trépidante aventure. Ma mission était avant tout discographique. Et l’objet de toutes mes convoitises était, comment dire, d’ordre vinylique. Par bonheur, Berlin se trouve pourvue en beaux et bons disquaires. En vérité, c’est un sacré foutoir de boutiques toutes spécialisées dans un domaine musical. Rares sont les nations qui peuvent se prévaloir d’une telle approche, d’une telle diversité créative : pop, rock, punk, new wave, électro, techno… Berlin brasse toutes ces familles pour les mélanger et les balancer à la figure d’une population avide et curieuse. Un petit détail démographique explique ce constat : Berlin est une capitale résolument jeune. Autant dire que le futur lui ou tout du moins leur appartient.

Espoirs et conquêtes !

Prenzlauer Berg, quartier où j’ai élu résidence. Dans l’une des rues les plus animées, Kastanienallee, vous trouverez une enseigne discrète, frêle, coincée entre deux immeubles : Da Capo. Je me souviens parfaitement de l’impression qui me submergea lorsque j’entrai dans l’échoppe. A l’intérieur, un capharnaüm de bacs nichés dans chacun des minuscules réduits striés de charpentes basses où la poussière semble se mélanger à la lumière. L’affaire est tenue par un couple de sympathiques quinquagénaires. Leur force, faire la jonction entre le classique, la chanson allemande des années 30, le jazz et tous les courants de la pop. Dans un coin, une boîte m’attend. Elle fournit son lot, timide certes mais honorable, de productions étiquetées « rock choucroute ». Mes doigts font défiler les disques à la vitesse de la lumière, celle qui crépite alors dans mes yeux. Deuxième sentiment remémoré. L’excitation qui précède l’instant où l’on dégage de sa prison cartonnée le précieux sésame. Bingo ! Je le cherchais, le voulais, le désirais même : Autobahn de Kratfwerk. Le premier pressage allemand de surcroît. Cool ! Le prix bien qu’élevé paraît acceptable. Transaction faite, je pousse la porte du monde vivant, la rue. Ma liste se promène dans ma tête à mesure que je me balade d’un secteur à l’autre animé par la curiosité du collectionneur aguerri par des années de recherches intransigeantes. Direction Kreuzberg, l’ancien quartier ouvrier de Berlin. Changement d’ambiance.

Friedrichshain, l’underground sans velours.

Autant, Prenzlauer Berg s’imposait comme le temple des bobos allemands, autant Kreuzberg s’enorgueillissait d’une population sublimement hétéroclite. Rendez-vous à Friedrichshain. Ce district regorgeait de lieux incongrus comme ces anciennes usines désaffectées abritant aujourd’hui bars undergrounds et espaces de création. De l’autre côté de la rue principale, à un kilomètre, trônait le fameux Berghain, bloc de béton armé reconverti en club techno ultra branché gardé par un cerbère néo-gothico-punk. Brrrrr. Habituellement, deux mille quatre cent personnes s’y massent dans tous les sens du terme au son des beats les plus violents, têtes littéralement imbibées d’alcool et de drogues. Mais revenons à nos moutons qui n’en sont pas. Alors que la nuit tombait dès 17h, comme dans un cauchemar urbain, les rues continuaient de fourmiller. Le mieux à Berlin étant de se perdre, je coupais par les voies adjacentes… Pour débouler devant, je vous le donne en mille, un disquaire. Electro pour le coup. Un peu intimidé, je rentrai. L’endroit était tel que je l’imaginais, froid, minimal, bacs méthodiquement rangés. A l’Allemande quoi. En face de moi, une pancarte badigeonnée au feutre attira mon regard. « Krautrock ». Mêmes gestes automatiques que se reproduisaient en un rituel immuable. Hé, je sortis illico le fameux live de Grobschnitt et une réédition intéressante compilant deux opus de Tangerine Dream,  Alpha Centauri (1971) et Atem (1973). Alors que Grobschnitt se revendiquait comme un groupe plus rock, Tangerine Dream représentait l’un des plus beaux fleurons de la musique électronique allemande avec Kraftwerk. La période Ohr Music à laquelle appartenaient ces deux opus brillait par son exigence et sa richesse tant dans les tessitures que dans l’utilisation du facteur temps. La trouvaille méritait d’être saluée. Edgar Froese avait su insuffler à son groupe un son d’une modernité incroyable. Car il faut le dire : à l’époque, la Grande-Bretagne et l’Amérique étaient les maîtres du monde. La France peinait à rivaliser, la variété masquant la maigre forêt du rock expérimental dont Magma était la figure de proue. Rien de tout cela en Allemagne. Très vite, les formations s’étaient affranchies des carcans du blues américain pour inventer une grammaire jusque-là inédite. CAN se plaçait avec Tangerine Dream, Kraftwerk et Amon Düül II à l’avant-garde du nouveau rock. Derrière ce petit bataillon, on trouvait aussi Popol Vuh, Faust, Ash Ra Tempel, Cluster, Guru Guru et tant d’autres. Sur Alpha Centauri, le rêve mandarine s’employait à repousser toutes les frontières de la musique dite planante, incarnée alors par Pink Floyd dont la cuillerée de secrets sortie le 29 juin 1968 demeurera une influence fondamentale ; voire cardinale. Le visage impassible, technoïde, de la patronne me rappela à la réalité : paiement, remerciement, retour rue.

Deuxième jour…

Une pluie fine m’inspira un haïku teuton :

Splich, splach, sploch,

Dehors, il fait moche

Sauf sur les murs de mes copains boches.

Ce brusque glissement météorologique n’avait pas entamé ma sourde détermination d’autant qu’entre les lignes cockées d’eau lavasse s’invitaient des pans entiers de bleu fragile mais tenace. J’en profitais pour caler une visite au Mauerpark. Nous étions dimanche et la bohème berlinoise profitait de cette journée de repos bien méritée pour y flâner longuement. Pour ma part, le cadre bucolique ne m’intéressait guère. J’étais plus occupé à chercher mes précieux vinyles car… Entre les haies arborées, le parc cachait une plantureuse et bordélique brocante. Un premier stand, rien, un deuxième et hop, je dégotai une compilation, German Rock Scene, éditée par le mythique label Brain. La galette rassemblait au milieu de formations pointues comme Neu, Guru Guru ou Embryo des seconds couteaux fort sympathiques comme Jane, Emergency, Novalis, Curly Curve, Lava, Kollectiv et Thirsty Moon. Bigre ! Quel casting ! Enhardi par cette découverte, je poursuivais mes investigations. Mais je ne pouvais m’arrêter à chaque stand faute de temps. Aussi il fallait être stratégique, sentir derrière la modestie du commerce éphémère le potentiel vinylique. Après une échoppe quasi kilométrique, bacs à l’infini n’offrant qu’échec et déception, LA boutique ! Enfin trois planches pour être exact. Je passai les disques en revue, certains m’étaient familiers, des rééditions heureuses mais moins intéressantes. Quand je tombai sur le groupe ultime, Floh de Cologne et, comme par magie, son meilleur opus : Fliessbandbaby's Beat-show. Alléluia hurlai-je en mon for intérieur. J’étais en transe : il faut dire que Floh de Cologne représentait un graal à lui seul. Le groupe n’étaient ni plus ni moins que l’équivalant allemand des Mothers Of Invention de Frank Zappa. Ce collectif ultra politisé avait imaginé une sorte de rock empli de théâtralité démente, le tout chanté dans la langue de Goethe. Moins progressif que leurs homologues, les musiciens déclinaient merveilleusement un rock conceptuel devant autant au Pink Floyd qu’aux groupes psychédéliques américains des années 66-68. Certes, il fallait se fader quelques intermèdes déclamés façon discours de syndicaliste trotskiste côtelé mais l’ensemble m’avait séduit d’emblée, à la première écoute ! Il s’agissait sans doute de la formation la plus bizarre si l’on fait abstraction des groupes d’inspiration new age au folk sitarisé qui avaient trouvé à l’époque une solide audience. Le style était globalement moins luxuriant mais bougrement plus efficace. Aucune trace vinylique du Tago Mago de Can que je voulais acquérir dans sa version allemande avec la pochette fantastico-arty. Petite déception pour ce groupe qui avait, plus que quiconque, posé les jalons du post rock ricain et influencé in fine des groupes aussi essentiels que Sonic Youth. Je pouvais cependant compter sur les rééditions dont j’avais eu vent lors de ma rencontre avec Irmin Schmidt. Le claviériste légendaire avait ce jour-là évoqué la sortie d’un album inédit, Soundtrack II. Pas dégueu. Mais il me fallait attendre. Peu importe. D’autant que cela n’annulait nullement ma quête du pressage originel. Je m’en remettais alors aux augures bienveillants d’Ebay.

Dernier jour, dernières minutes de ma vie ?

La journée s’était déroulée paisiblement, petit-déjeuner dehors, promenade dans Berlin tel un Stendhal moderne, déjeuner copieux, à l’allemande, et retour à l’hôtel pour une sieste initiatique. En fait, j’avais décidé devoir le Berghain de l’intérieur lors d’un marathon nocturne rappelant les bacchanales dionysiaques de l’Antiquité. Tenue légère de voltigeur, clés, CB et billets en poches, je quittai les lieux. Après quelques lentes minutes brinquebalantes dans le métro local, j’arrivai sur place. La file d’attente s’étirait comme un mur humain jusqu’au terrain vague qui constituait une sorte de place en jachère. Jouant la carte de l’audace, je déboitai alors, remontai la longue ligne ondoyante et me plantai avec assurance devant le célèbre physionomiste, en réalité une sorte de mélange entre un troll et une star de hard rock, le visage bariolé de tatouages et piqué par endroit de percings étincelants : le genre de mec pas vraiment cool. Je sors un pass qui aurait pu ressembler à une carte de presse en expliquant, dans mon meilleur allemand, mes états journalistiques. Ô surprise, il me laissa entrer sans broncher, lâchant un unique murmure rauque de vampire obèse. Dedans, le spectacle était total : des boyaux de pierre froide tagués desquels s’écoulaient des larmes d’humidité avec, au centre, la même chaîne humaine se mouvant dans un embouteillage de chairs déjà en sueur. Puis, le cœur de la bête inhumaine, vaste salle aux coursives s’empilant en travelling hitchcockien. La musique battait son plein, au sens le plus littéral. Chaque son prenait les allures d’un coup de poing dans l’estomac. Impression démentielle. Tel le docteur Bill Harford dans Eyes Wide Shut, je déambulais nonchalamment au milieu de la foule béate. Le club était aussi connu pour ses recoins où l’on s’adonnait au stupre dans une ambiance de délicieuse fin du monde. Je ne sais comme cela arriva, mais je me trouvai subitement devant un dealer. Il tenait une liasse, je reconnus mes propres coupures, puis je le vis lancer dans un ralenti esthétique une innocente (?) pilule.  Quelques minutes plus tard, je dansais comme un possédé, chorégraphie pensée par Pazuzu himself. Puis tout ne fut que brouillon mémoriel. Des flashs horribles, gélules, cachetons, poudreuse de snowboarder, vodka glacière, je crus même voir une jeune fille me prendre en bouche mais une minutieuse inspection « après coup », sans aucune trace honteuse recensée, me laissa penser que tout cela n’était que chimère chimique. La musique, si je peux parler aujourd’hui de musique, paraissait vouloir dévorer mon être tout entier. Dans un  réflexe d’auto-défense, je sentis mes oreilles progressivement rentrer dans mon crâne comme pour échapper aux assauts des basses phénoménales qui éclataient à chaque seconde dans la boîte. Une sorte de Machine Gun des temps nouveaux. Puis le black-out, massif, tombant sans crier gare. Je ne sus pas par quel miracle j’étais arrivé là, mais je me réveillai le lendemain dans ma chambre, je précise, non pas sur mon lit, mais sur l’un des fauteuils dans une position de pantin désarticulé. Les murs semblaient vibrer encore et encore. Pourtant pas de musique. Je devais être toujours sous drogue. Je bouclai rapidement ma valise, réglai ma chambre tant bien que mal et attrapai le premier taxi déboulant dans la rue froide et abandonnée. Direction l’aéroport, bredouillai-je en anglais. Mes yeux menaçaient de sortir de leurs orbites. Puis les choses se calmèrent. Ma tête sembla se poser comme un avion sur le tarmac des réalités malmenées. Une heure et demi d’enregistrement des bagages, de contrôle de sécurité et d’attente plus tard, mon corps s’effondrait dans un siège numéroté. La nuit pleuvait sur le hublot. Impression malade de lavomatique bas de gamme. L’avion décolla dans un sifflement aigu, rien à voir avec la musique d’antichambre des enfers d’hier soir. Après quelques savantes manœuvres, l’appareil se stabilisa ; le vol s’apprêtait à concrétiser sa douce promesse de repos tarifé seconde classe. Quand le hublot s’arracha à la force de l’altitude. Cockpit comme aspiré, sucé. Merde, j’allais rejoindre mon créateur. Y avait-il besoin d’une carte de presse pour passer les portes de ce paradis, allais-je devoir affronter je ne sais quel cerbère teuton pour y parvenir ? Malgré mes soliloques relativement surréalistes au regard du drame que j’étais en train de vivre, la situation paraissait sous contrôle, j’étais calme, en paix, le corps à demi avalé par l’avion, à demi recraché dans les cieux. A mille pieds de haut, dans la nuit glaciale, la terre semblait couturée de petites diodes, comme un tapis persan électrique. Les méandres étoilés caressaient ma tête comme les anges aux avant-postes de l’Empyrée. Un sourire se dessina sur mon visage presque givré, au bord du trépas, la béatitude s’emparait du moindre centimètre de chair. J’étais bien. L’air semblait empli de leurs chants séraphiques et glorieux. Mais ces juvéniles inflexions firent rapidement place au boum boum assourdissant que j’avais subi au Berghain. L’aile que j’entrapercevais coupait la nuit en deux, la scène renvoyait en vérité aux pires hallucinations de la Twilight Zone. Je fermai les yeux comme pour exorciser l’instant. Mais en vain. Le hublot me déglutit sans ménagement et la nuit me propulsa dans un vortex venteux dans lequel résonnaient mes cris de terreur. Une main secoua violemment mon épaule. Je sursautai ainsi que mes paupières hébétées ! C’était l’hôtesse qui me fusillait du regard. Point de tourbillon frénétique, de coup de tonnerre robotique, juste les excès drogués qui avaient une fois de plus commis les pires méfaits.

Kraftwerk :

http://www.youtube.com/watch?v=x-G28iyPtz0

Tangerine Dream :

http://www.youtube.com/watch?v=_OJiuA0vriM

Grobschnitt :

http://www.youtube.com/watch?v=L2t3JWPDDLE&feature=related

Floh de Cologne :

http://www.youtube.com/watch?v=hhETi7gAEos

 

 

 


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