Chemin de Travis

par Adehoum Arbane  le 21.06.2011  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam

Grands airs d’aigle romain, regard malicieux, moue pensive. Tel est Travis Bürki. Espoir élégant et discret de la nouvelle chanson française. Alors que l’homme que je m’apprête à interviewer s’affaire à préparer son set, démêlant câbles électriques et fils de son étourdissante inspiration, je passe en revue quelques impressions. L’album encore à l’esprit tel un alcool entêtant, je confronte chacune des chansons avec le personnage face à moi. Chapeau posé négligemment sur la tête dans une attitude probablement étudiée, Travis Bürki a tout du dandy moderne. Le bel esprit, la prestance, l’humour, l’art de manier l’ironie et de se jouer de la bonne société. En songeant à son CV, quelques éléments confirment cette intuition. Comme sa parenté au parcours si peu en accord avec les conventions sociétales. Arraché à la torpeur de ses gestes préparatoires devenus j’imagine mécaniques, il vient vers moi et me salue dans un vouvoiement qui aussitôt me fascine. Exactement conforme aux échanges que nous avions eus par sms. Etrange et cocasse de constater que ce mode de communication fort désuet puisse s’opérer sur ces machines diablement efficaces qui ont envahi notre quotidien, ces téléphones tactiles aussi réactifs qu’une maîtresse à la première caresse. Les chansons me reviennent, certaines plus que d’autres, non pas que l’album fut à mes yeux déséquilibré, mais celles-ci possédaient un pouvoir d’attraction peu commun. Des titres comme Les grands espaces frisaient la perfection. Leur classicisme se fondait dans une modernité sonore des plus passionnantes. Idem pour Apophtegme, Ta meilleure amie ou Le plus heureux des hommes. Quant aux Faons, la délicatesse le disputait à la cruauté.  Derrière ce bucolisme mortel, se cachait un titre plus démentiel « encore ». Une chanson impudique que le chanteur,  par pudeur, n’avait pas cru bon de nous dévoiler dans sa tracklist. Une composition dense, sensuelle, profonde et éprise. Ainsi il en était de cette nouvelle livraison à l’écriture fine, drôle, truffée de mots compliqués, inusités comme on disait autrefois. Je tiens à préciser que cet art me touche tout particulièrement. J’ai toujours tenté dans ma longue patiente approche de l’écriture, au sens le plus large, et de la poésie, au sens le plus strict, à intégrer à mon vocable des mots passés de mode, des noms communs pour le commun des mortels mais pour moi si incroyablement évocateurs. L’album en recèle quelques-uns. A observer ce merveilleux animal, je me sentais d’autant plus proche et je savais à quel point cet entretien allait m’en rapprocher davantage. Comme moi, il arborait une flamboyante chevelure rouge, peut-être plus longue que la mienne, pour le reste tout nous différenciait : son visage effilé comme un poignard qui lui donnait des allures de renard, sa silhouette interminable et surtout son œuvre écrite, chantée, illustrée d’instrumentations habiles et de rythmes sidérants. Tout le contraire de votre humble serviteur qui depuis fort longtemps rêva à un avenir musical mais qui jamais ne s’en donna les moyens d’où cette voie de (rock) garage qu’est le métier de rock critique. Même pas accrédité le bougre ! Mais bon. Passons. Le narcissisme ne sera pas l’exercice du jour. Car j’ai rendez-vous avec Travis Bürki, male exemple d’une chanson française revigorée. Et la première question allait d’ailleurs faire… mal.

Shebam : Nom français, prénom anglais. Mais qui est réellement Travis Bürki ?

Travis Bürki : C’est probablement la question la plus difficile qui soit pour démarrer mais en même temps c’est normal d’essayer de savoir qui je suis, qui nous sommes. Car en demandant « qui es-tu » on s’interroge sur sa propre identité. Je ne peux pas répondre en tout cas de façon claire car je ne ferais que dire ce que je fais, où je vais, d’où je viens. C’est pas mal déjà. Mais le nom est trompeur. J’ai à la fois la chance et à la fois la malchance de ne pas avoir de pays d’origine, de lieu, de racines je pourrais dire. Donc je ne suis pas un légume. Mes arrière-grands-parents sont tous quasiment originaires d’un pays différent. Mais la famille est basée autour de l’Europe même si une partie a immigré aux Etats-Unis. J’essaye de me construire mentalement un pays d’origine pour savoir qui je suis. Mais en définitive, on n’a pas tant de temps devant soi pour le savoir. Je crois donc qu’à la fin mieux vaut essayer de renoncer à cette question.

Shebam : Etre né d’un père pasteur et d’une mère psychanalyste, explique-t-il la singularité de tes chansons, faites de mots improbables et de tierces à n’en plus finir ?

Travis Bürki : Ça aurait pu. La légende veut que l’on aime bien que les choses soient claires et nettes. En fait quand je suis venu au monde mon père n’était pas pasteur et ma mère n’était pas psychanalyste. Ils ont changé en cours de route. Mon père était banquier et ma mère prof de tennis. Et quand j’ai écrit mes premières chansons, ils étaient déjà en pleine mutation. C’était une époque où on allait se retrouver dans les mois qui suivraient tous avec un statut d’étudiant. On a déménagé et quitté Marseille. Ma petite sœur était elle aussi à l’école, mon frère lui était au collège comme moi et mes parents à la fac. Ils ont exercé ces professions par la suite. Cela s’était manifesté chez eux de façon invisible. C’est plutôt le changement qui a influencé ma façon d’écrire des chansons. Je trouve qu’elles sont à la fois très classiques dans leur construction. En tout cas la plupart d’entre elles ont des couplets, des refrains, des petits thèmes au milieu. Finalement, c’est un petit peu calibré comme n’importe quel objet manufacturé, habit, meuble. C’est avant tout utile une chanson avant d’être une œuvre d’art. 

Shebam : Question « panorama pop » : avec cette dernière livraison, on constate une renaissance de la chanson française traversée de poésie fondamentale et de musicalité pop. Quel regard jettes-tu sur ce phénomène ?

Travis Bürki : Il y a plein, plein de monde ! Cela peut être vertigineux de se promener dans les rayons de la Fnac ou sur Spotify et Deezer. Ça va dans tous les sens ! Arnaud Fleurent-Didier est un exemple parmi tant d’autres qui a assez bien agencé la chanson française, le slam, le théâtre. J’ai écouté attentivement son disque et je l’ai beaucoup apprécié. Il y a des chanteuses comme Keren Ann qui font à chaque fois des disques qui ont l’air comme ça très doux et pas forcément surprenants mais qui s’avèrent très réussis, très beaux. Parmi les plus connus, il y a Philippe Katerine qui fait du très bon travail dans un registre drolatique. Cela reste quand même de la très bonne chanson. Benjamin Biolay aussi a fait de bons disques. Ces albums incarnent un certain renouveau tout en étant classiques. On y reconnaît des influences précises. Il faut dire qu’une chanson c’est tellement simple et court. On s’attache à des choses comme la voix, ce qu’elle dégage. C’est ce qui fait tout. Parce qu’un texte c’est quand même très suggestif. Qu’est-ce qui est bien écrit ? On ne sait pas trop. Si c’est un texte parlé, forcément… Il y a aussi Cheval Blanc, un type assez talentueux qui renouvelle la chanson. C’est un format très contraignant, dans le bon sens du terme. Mais cela ne nous permet pas des mutations transcendantales. Quand les gens découvrent une chanson, on ne peut pas leur faire apprécier un bruit avec un mot en leur disant que c’est cela le renouveau. Je ne pense pas que le chanson soit suffisamment artistique pour être bouleversée de façon aussi violente qu’a pu l’être à une certaine époque la peinture, la sculpture, l’opéra, le théâtre et je dirais évidemment le cinéma. Mais s’agissant du cinéma nous n’avons pas assez de recul car cela n’existe pas depuis assez longtemps. Mais si on prend un peu de recul, on s’aperçoit que ce qui nous paraît être nouveau n’est… (Il marque un temps d’arrêt). Mais je n’ai aucune raison de m’étendre sur le cinéma parce que je n’y vais jamais. Je ne regarde que des DVD. J’allais donner mon avis sur une discipline que j’aime beaucoup mais que je connais très peu. La chanson se réinvente et dans cette vaste étendue de nouveaux artistes déjà connus ou pas encore tout à fait publiés comme le sont Wladimir ou Charles-Baptiste que vous connaissez, nous sommes en France un très grand nombre à produire des choses intéressantes. Alors, est-ce du niveau de Jay-Z, Beyouncé, Gorillaz, Michael Jackson ? Qu’importe. J’imagine que vous posez la question par rapport à tous ces artistes qui choisissent de chanter en français ?

Shebam : Oui, oui !

Travis Bürki : Bon, c’est sympa comme débat, la chanson française au milieu de la pop.

Shebam : Est-ce une revanche sur ces années maudites où la variété était reine et dominait ? 

Travis Bürki : Dominait sur qui ? Les musiques dans d’autres langues ?

Shebam : En France, c’était Sardou, Berger… Même si certains avaient un réel talent d’écriture, la variété était le format prédominant…

Travis Bürki : L’époque était en fait très différente. Dans les années 80, il y avait Sardou. C’est d’ailleurs le chanteur qui s’en est le mieux tiré. Alors que les chanteurs des années 70 traverseraient pendant la décennie suivante un petit passage à vide. Gainsbourg aussi s’en est très bien sorti. L’époque était différente donc en raison du disque. La chanson était vendue sur un support que les gens avaient besoin d’obtenir. Je ne vois pas trop ce que je pourrais raconter à ce sujet. Je pourrais plus facilement parler de notre période actuelle. Tout le monde est conscient qu’aujourd’hui les choses se multiplient. On est beaucoup plus nombreux à savoir que l’on est nombreux. Alors qu’autrefois, nous n’avions que quelques références.

Shebam : Internet a aussi changé la donne.

Travis Bürki : On vit clairement une époque différente. A époque différente, chanteurs différents. A priori, les chanteurs français étaient déjà très influencés par les musiques étrangères. Il y a eu Brassens et Brel qui ont déjà massacré la chanson, surtout Brassens. Ils continuent à avoir encore aujourd’hui une influence très importante qui n’a pas servi la pluralité de la musique en France, qui a poussé les chanteurs par la suite à s’exprimer dans un registre très franco-français avec une petite pointe de provocation. Je ne dis pas que Brassens n’était pas talentueux mais je suis un peu partagé sur son apport culturel en France. C’est comme ça. Il n’y a rien de dramatique. Il se passe des choses dans le monde, on pourrait donner son avis sur ces événements là. Or, on n’a de moins en moins la possibilité de se faire entendre, de moins en moins d’appuis. Je ne sais pas trop comment pourrait se fédérer un courant de pensées qui serait un contre-pouvoir et je doute que cela passe par la chanson. Je pense que la chanson est plus de l’ordre de l’utilité publique. La société progresse doucement, régresse doucement mais au bout du compte avance et en partie grâce ou tout en écoutant des chansons. J’ai souvent l’impression que quand mes chansons ne marchent pas ou qu’elles sont mal perçues par le grand public, c’est parce qu’elles sont là pour brutaliser ou parler d’un sujet sur un ton de divertissement. J’ai l’impression de travailler comme si j’étais un réalisateur de film voulant faire un documentaire sur un sujet, comme ça, en trois minutes. Mais c’est l’avis que je porte sur mes chansons après les avoir faites ou publiées ou lorsque je les interprète en public. Je mets du temps à comprendre ce que j’écris, à comprendre pourquoi, quel en est le sens, quel effet cela peut avoir. Quand j’écris une chanson, je le fais par nécessité. Parce que je dois raconter quelque chose qui est très important à ce moment-là. Et puis le temps passe, elle est enregistrée, publiée, interprétée. Si je porte un regard sur mes compositions, il en existe un certain nombre qui ne sont pas gratuites. Et pourtant, on peut les écouter gratuitement. Elles ont une raison d’exister. Il n’y a d’ailleurs probablement pas de hasard à cela.

Shebam : Instrumentation, prod’, arrangements, es-tu derrière chaque note, chaque son ?

Travis Bürki : De plus en plus. Mais pour ce dernier album, j’ai laissé d’autres musiciens, parfois même d’autres producteurs, jouer, inventer, composer, enregistrer même si dans sa globalité, j’ai été très joueur de musique : j’ai joué les guitares, beaucoup de basse, les pianos, quasiment tous les claviers, un peu de percussion, les chœurs. Cet album m’a pris deux ans et demi. J’ai donc eu le temps de travailler sa production. Je trouve qu’il est à la fois produit et truffé d’erreurs ! Par rapport à ce qui sort aujourd’hui, ce n’est pas un disque très précis. C’est entre la maquette et la grosse production. Il y a une espèce d’entre deux qui n’est pas inintéressant et qui est le résultat de ce que j’ai pu et voulu faire pendant tous ces mois d’enregistrement.

Shebam : Sur Apophtegme, on sent l’influence de Magma, les ruptures de rythme chères au prog rock mais aussi le minimalisme du krautrock sur la fin ? Tu confirmes ?

Travis Bürki : Je ne peux la nier. Mais ce sont des influences qui ont quand même marqué mes années d’études. Lorsque j’apprenais la musique, j’écoutais beaucoup de jazz et des musiques un peu bizarres. Des amis musiciens m’ont fait alors découvrir Magma dont j’ai écouté quelques morceaux. Et j’ai beaucoup apprécié. J’ai même pris un cours de piano avec Pierre Michel Sivadier qui était très proche de cette bande de musiciens. Au début des années 90, les gens qui jouaient du jazz avaient tous les mêmes références. Quand j’évoque ces années pas si éloignées, peu de noms me reviennent. Evidemment, il y a McCoy Tyner…

Shebam : Le pianiste de Coltrane.

Travis Bürki : C’est un pianiste auquel j’ai été très attentif et dont la façon de jouer, même si je ne suis pas un pianiste de jazz,  m’a été très partiellement transmise par Emmanuel Bex, un très bon musicien, qui a été mon prof pendant une année. Apophtegme qui est un morceau qui revient de loin et dont j’ai commencé l’écriture en 97 et terminé mélodie et texte en 2010 me relient à ces années là à travers ces influences comme Magma ou le krautrock.

Shebam : Je te pose aussi cette question car j’ai l’impression que dans la presse, il y a une vision honnie du rock progressif, genre qualifié de ringard ou de prétentieux.

Travis Bürki : Il y a un truc assez flagrant  même si c’est en train de se dissiper : ceux qui font de la variété ou de la chanson française sortent des albums ayant synthétisé de nombreuses influences qui se baladent sur plusieurs décennies : des Beatles aux musiques électroniques. Cette tendance se dissipe en raison du niveau de la culture générale qui s’est développé grâce à Internet. Mais il y a encore 10-15 ans, lorsque l’on faisait de la chanson française tintée de rock, c’était pop et cela plaisait aux Inrockuptibles. Quand on faisait de la chanson française influencée par le jazz, on faisait de la variét’. Aujourd’hui ce mot n’existe plus vraiment. Car de la très bonne variété peut revendiquer l’influence de Jean-Jacques Goldman qui a crée la variété française telle qu’aujourd’hui elle se régénère. Être influencé par le jazz quand on fait de la chanson, cela peut mener vers des expériences de jazz fusion, de rock progressif comme Yes, Magma. Plus on se rapproche du jazz, plus on retrouve ce que l’on reprochait à Emerson, Lake & Palmer : une sur cérébralité dans leur musique, leur façon hautaine et prétentieuse de débarquer sur scène avec des murs de moogs. Et le public qui prenait quand même beaucoup de drogue et qui avait découvert auparavant Jimi Hendrix, une chose d’une puissance qui dépassait l’entendement, n’abordait pas la puissance de ce groupe avec le même esprit. Il fallait une auto dérision pour que cela passe. Exemple : Frank Zappa. Là où il y a le génie et l’humour que Frank Zappa est un des seuls artistes à avoir incarné, on trouve une reconnaissance, un engouement. Quand il y a uniquement un apport musical, une espèce d’intellectualisme, la presse ou une partie du public s’en méfie car cela nécessite beaucoup de travail ! A la première écoute, on trouve ça chiant, long, à la deuxième écoute, on trouve cela peut-être mieux mais il faut être initié. Alors que pour Hendrix, c’est génial ! Il n’y a pas besoin d’initiation. Zappa non plus à condition de bien parler l’américain, de bien comprendre. Pour en revenir à Apophtegme, je ne pense pas que cette chanson me porte préjudice par rapport à cette presse. Sauf que les Inrockuptibles ne parleront pas de mon album, ni à cause ni grâce à Apophtegme. Ils auront sans doute mille bonnes raisons de parler d’artistes qui parfois valent la peine, parfois moins, dans un sens artistique. De toute façon, il n’y a pas que ce journal même s’il n’y a que ce journal dont les lecteurs suivent les conseils au pied de la lettre.

Shebam : Ce n’est rien de le dire. Parle-nous de ta filiation musicale, de tes premiers émois et du déclic qui t’a amené à écrire ?

Travis Bürki : Il y a eu deux phases. Et je vais d’abord parler de la deuxième. J’ai commencé à écrire des chansons lorsque j’avais 14 ans sur l’idée de monter un groupe à l’école. J’étais en quatrième ou en cinquième, j’habitais Lyon, une ville très rock. Et avec trois-quatre potes, on a monté un groupe dont j’écrivais les chansons en anglais. A ce moment-là, The Cure était le groupe qui me faisait le plus triper. Gainsbourg était aussi un bon moteur d’inspiration. Quelques mois après, je suis parti en colonie de vacances aux sports d’hiver et j’ai rencontré un vrai groupe ! Peut-être que c’était des branleurs qui avaient juste 18 ans, moi j’en avais 14 ! Je les écoutais ! « Vous faites quoi ? ». Ils jouaient au babyfoot. « Nous on est un groupe de rock ». Une fois, j’avais pris le télésiège avec le chanteur, soi disant. « Alors elle parle de quoi tes chansons ? Ben, il y en a une, elle s’appelle Avance dans la foule ». Et j’avais trouvé ça fort. Ce mec là avait écrit Avance dans la foule !!! Je l’ai traduite alors par Come On In The Mass. Et j’avais ainsi écrit ma première chanson en anglais. Sans doute s’agit-il d’un vol, d’un hold-up sur un groupe qui n’existait probablement pas ! Après, mon groupe et moi avons composé d’autres titres en anglais, on a même enregistré une cassette. C’était le point de départ, l’origine ! Mais les premières chansons que j’ai faites, c’était en réaction à plusieurs choses. J’étais plus jeune, j’avais peut-être douze ans et c’est un film qui a tracé ma carrière d’auteur compositeur : Grease avec Tavolta. J’avais l’impression d’avoir tout écrit. Je chantais les morceaux de mémoire. En fait, j’étais parti à Londres un été, en 82. Ma famille d’accueil m’avait laissé libre de mes mouvements. Ainsi, je me suis fait inviter par tous les petits londoniens. Chez eux, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de voir ce film. Et quand je suis revenu à Marseille, je me suis dit « non seulement c’est ça que je veux faire » mais en plus j’avais l’impression que ces chansons m’appartenaient. Peut-être que la filiation majeure, c’est Grease !!! A cette époque là, je venais de découvrir Michael Jackson, j’étais super fan de Michael. Mes parents avaient aussi une cassette des Beatles, super rare, une compile avec beaucoup de morceaux de l’album blanc et des vieux titres  comme Any Time At All, Get Back, Revolution. Je l’écoutais sur mon magnéto quand j’avais 10-11 ans. En français, il y avait Renaud, découvert grâce à un cousin. Cette dimension pleine d’humour me reliait à la langue française. De plus, Renaud avait un côté rockeur à ses débuts. Après, je l’ai un peu délaissé pour Gainsbourg. J’ai eu une période Gainsbourg comme sans doute beaucoup d’autres auteurs compositeurs de ma génération. On a tous écouté Gainsbourg, c’est un peu le number one. Comme il a écrit beaucoup, on peut y passer des années. J’avais 14 ans quand je l’ai découvert. Ça m’a duré quelques années. J’ai arrêté d’écouter Gainsbourg quand je me suis mis à étudier la musique. En fait j’ai eu des périodes assez tranchées dans mes années de formation musicale. J’écoutais un genre, pas deux en même temps, sur une période de deux ans. Ce n’est que par la suite que je me suis mis à me nourrir quotidiennement de musiques sans forcément faire la différence entre du rock ou du rap. Il y a un autre chanteur français dont j’avais le 45 tours à l’époque de Michael Jackson, quand j’avais 12-13 ans. C’était Jamais content de Alain Souchon. C’est une bonne filiation.

Shebam : Parfait ! En revanche, l’artiste ou le groupe qui ne t’a jamais influencé ?

Travis Bürki : Je ne peux pas dire « jamais » ! Mais j’ai un peu un truc contre Brassens. Parce que j’ai acheté des rééditions pas chères chez Auchan ! J’aimais bien quand même. Je reconnaissais le talent. En fait, son personnage, sa posture artistique m’agacent. Si cela se trouve, il m’a plus influencé que je ne le pense. Et puis il a écrit des chansons géniales, super belles. Mais je ne vois pas l’intérêt de revendiquer son influence.

Shebam : Tu n’aimerais pas que les Inrocks écrivent de toi que tu es « le fils spirituel de George Brassens ».

Travis Bürki : Si bien sûr ! Je veux dire, je m’en foutrais ! En même, il y a peu de chance que cela arrive !

Shebam : Tu en es à ta quatrième livraison qui sort sur un petit label. Accepterais-tu de signer sur une major pour élargir le spectre de ton public ?

Travis Bürki : J’accepterais, oui mais pas pour élargir mon public. Cela va sans doute avec. Je le ferais pour partir enregistrer mon album à Los Angeles avec un producteur ou une productrice américaine. Pas forcément avec beaucoup de musiciens. J’aimerais bien d’ailleurs jouer de tous les instruments. Disons que si je signais avec une major, ils ne me diraient pas oui à tout ce que je demande. J’exigerais juste d’aller dans un super studio. Là j’ai quelques nouvelles chansons qui viennent d’arriver et qui ne sont pas encore prêtes. J’aimerais passer une période dans un endroit que je ne connais pas, peut-être la Côte Ouest, le Moyen-Orient, l’Asie, et d’y écrire des chansons puis de les enregistrer. Après major, label, éditeur… en fait, actuellement, j’ai mon propre label, comme ça, je peux produire mes disques. Pour l’instant, la musique que je fais colle bien avec ce genre de distribution.

Shebam : Fascinante modernité, tu évites l’écueil du name dropping, hormis le mot TGV qui appartient cependant au vocable populaire, comme frigidaire. Est-ce volontaire ?

Travis Bürki : Je pense que name dropper ne correspond pas à ma façon de faire. Il y a deux raisons à cela. La première est que je me suis toujours dit que si je name droppe, pour que cela soit efficace et marrant, il faut trouver un nom très frais. Les produits frais, cela ne se conserve pas longtemps. Et je n’ai pas forcément envie que les chansons soient troussées de légumes avariées dans 15 ans, à l’époque où on les redécouvrira. Parce qu’il va se passer des choses dans les années à venir. La musique va encore évoluer. Dans 10-15 ans, je pense que les gens seront mieux préparés à écouter certaines de mes chansons. Pas toutes car elles sont ce qu’elles sont. On peut les écouter. Le temps est un paramètre assez favorable en ce qui concerne ma création et le name dropping n’a pas vraiment de raison d’être là dedans. A moins de citer Iggy Pop. Quand je cite un peintre du XIXème siècle, dans 15 ans il ne sera pas moins connu qu’aujourd’hui. Bon, on est quand même tous voués à être oubliés, puis à être un jour ou l’autre redécouverts puis oubliés sans doute définitivement. C’est la première raison. Et la seconde, c’est grâce à Alain Sacrez qui avait fait le making off des premières maquettes de cet album. On écoutait de nombreuses maquettes pour choisir quelles chansons on allait garder. Et il était fondamentalement contre le name dropping. Je me souviens d’avoir proposé à un moment donné un titre avec un nom droppé et ça ne lui a pas plu. Moi, je trouvais la chanson pas mal. Il avait sans doute raison. Il m’a peut-être inconsciemment dissuadé d’en lâcher deux trois dans cet album. Mais ce n’est pas tellement mon genre. Dans ma discographie, je l’ai fait une fois ou deux. Je peux le faire en concert pour déconner. C’est dans l’instant présent. Sinon, ce n’est pas vraiment ma tasse de thé.

Shebam : Quels rapports entretiens-tu avec la langue de Molière ? Penses-tu un jour chanter dans celle de Shakespeare ? 

Travis Bürki : It’s one of my aim and i working on it but i need time. I don’t want just translate my french song, i’d rather work this langage and continue to write some poems. Maybe someday.

Shebam : Quelle île déserte emporterais-tu sur un disque ?

Travis Bürki : Le disque de Michel Lascault, Meuh Meuh. C’est un disque pour enfant qui contient des chansons avec de très jolies mélodies. On y trouve une poésie un peu insolente qui reste en mémoire. Pour le lieu que j’emporterais dans un disque ? Indirectement, je me sens influencé par Los Angeles, comme beaucoup d’entre nous. La côte ouest est encore le centre névralgique de la culture. La culture aujourd’hui c’est à la fois la musique, le cinéma, c’est aussi Facebook. Je ne suis pas connecté de façon quotidienne à ce qui s’y passe mais je sens cette vibration qui a tendance à se dissiper. On ne sait pas où cela va se déplacer. Je n’ai pas de signaux clairs en provenance de Chine, d’Inde. Ces pays-là vont peut-être grignoter puis avaler les autres et finalement utiliser leurs cultures. Les Etats-Unis vont probablement rester le cœur culturel mondial pendant un moment. Il est clair qu’aujourd’hui tout va beaucoup plus vite qu’hier. Chacun perçoit le temps à sa façon. Mais la vitesse de déplacement des humains a une influence forte sur la vitesse de succession des événements et donc de la succession de la publication des œuvres. Et en réaction à quoi ? Vous créez pourquoi ? En réaction à cet album qui est sorti l’an dernier, à cette chanson qui est sortie hier ? On est sur plusieurs registres temporaires. Un artiste qui met en ligne sur youtube ce qu’il a créé la veille peut publier en même temps un album qu’il a enregistré pendant ces deux dernières années. Il y a donc plusieurs niveaux de vitesse. Je crois que l’on est en train d’infirmer la mise en ligne sur youtube comme étant la création principale, the main one.

Shebam : Une citation pour l’histoire ?

Shebam : On inverse les rôles : pose-moi une question !

Travis Bürki : Est-ce que tu as dans ton entourage des personnes qui travaillent dans une major compagny ?

Shebam : Hélas non ! Je ne sais pas si je peux dire « hélas ». Mais tu sais, l’adoption est quelque chose qui n’est pas si compliqué que cela. Je peux essayer d’adopter quelqu’un…

Travis Bürki : Ou te faire adopter…

Shebam : Oui, me faire adopter par un directeur artistique de major !!! Ça peut être une option possible.

Tavis Bürki : Fais toi adopter par une belle directrice artistique et après je te ferai passer mes maquettes. Ainsi, tu pourras les lui remettre en main propre.

Shebam : C’est compliqué avec les majors en ce moment ? Ils s’en foutent, ils s’en tapent ?

Travis Bürki : Non ! Ni ils s’en foutent, ni ils s’en tapent. Mais ils sont en difficultés financières. Personne n’est de bonne humeur quand les comptes sont dans le rouge.

Shebam : C’est la crise ?

Travis Bürki : Ouais, c’est la crise du disque depuis longtemps. Et c’est la raison pour laquelle les majors ne sont pas les sociétés les plus en succès.

Le clac du dictaphone ressembla à s’y méprendre au bruit que font les gros bouquins lorsqu’ils se referment. C’est l’impression que me fit en définitive cette interview. La somme des informations, la corne d’abondance d’un esprit vif, lettré, la quantité d’anecdotes, tout cela paraissait livresque. Il me fallait en restituer l’ensemble avec patience et méthode. Alors qu’une poignée de mains sonnait l’heure des inévitables adieux, je partais avec cette voix douce et rugueuse, hululant mélodies et réponses dans un coït poétique et littéraire. A ce propos, j’aurais aimé être non pas petite souris mais bel et bien la table de nuit de l’artiste pour voir quel recueil s’y inviterait et quelle amante se coucherait à ses côtés pour faire naître dans un ultime spasme de plaisir une future et géniale chanson.

http://www.travisburki.com/

 

 

 


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