Les Stooges, 34 ans après

par Adehoum Arbane  le 19.03.2007  dans la catégorie A new disque in town
 

Les Stooges, 34 ans après

Les babies rockers
Lester, sors de ce corps !  

Les bacs rugissent. Les pylônes électriques dégorgent leur rage incandescente. Bref, le nouvel et quatrième album des Stooges vient de sortir. Ma nana vient en même temps de déboucher un Chablis et le plop du bouchon sonne comme un rappel à la réalité. Je sirote mon vin, les réseaux de mon cerveau semblent hydratés, mon cœur irrigué. Au 6e étage, les enfants braillent leur envie d’en découdre. Iggy passe tranquillement sur la platine. Il déballe sa bite et son couteau dans un couinement dont on ne sait s’il est l’œuvre de ses cordes vocales ou de celles triturées par Ron Asheton.

Première partie du concert qui se tient dans mon esprit, alors que la musique se répand.

On me parle des Naast, des Second Sex, des Plasticines. Ok, ils dépoussièrent la Muzak à la française (comme disait Lennon : « du rock français ? Pourquoi pas du vin anglais ! »), mais où est passé le bon vieux rock’n’roll, celui des Variations, des Melmoth et des Komintern ? ; ok, ils sont jeunes et beaux, moins boutonneux que mon petit cousin, et se la jouent blasés façon « Oui, on a déterré des vieux trucs obscurs dans le grenier de Philippe Manœuvre, rendez-vous compte les Beatles, comment a-t-on pu passer à côté de ce groupe garage américain des sixties » et je crois ne pas exagérer ou mentir en affirmant qu’ils ne m’impressionnent pas. Sauf peut-être les Plasticines qui ont sans doute réussi à exhumer dans le grenier du même lutin à lunettes noires des petits tops H&M fort saillants.

Croyez-moi, le monde moderne est triste. On voit des folkeux se réclamer de Nick Drake. Tout juste ont-ils sorti une guitare acoustique et une voix mélancolique, voire le tout sur un album, qu’ils jouent la référence facile, rapide, flashante, rassurante, marketée, stickerisée, flyerisée. On se Nick Drakisent. Mais il n’y a pas que le folk pour subir les mêmes assauts référentiels. On sort qui ses Stooges qui sont Velvet, qui ses Fab Fours qui son Led Zep.

Pour autant, ces formations n’ont-elles pas le mérite d’exister ? Certes. Les kids pourront s’éclater sur des rythmes plus barbares que les « Je t’aime » débandant des CALIgraphes de la variété.  Vous me direz, les Stooges et le chablis dans tout cela ? Car, bien entendu, votre serviteur tente de rédiger une chronique rock digne de ce non. Non aux babies rockeurs, qu’ils aillent changer leur couche et on en reparlera. À propos de ces boutonneux du rock, Iggy déclarait… Mais ferme ta gueule espèce de vieille mégère ravalée dans ta banlieue sordide de Detroit, ferme ton clapet à interviews, je lui préfère celui qui vomit lave de mots et borborygmes infâmes. Je me ressers un verre, le précieux nectar luit sur la surface arrondie, les feux qu’il couve menacent mon niveau personnel de résistance. Ah oui, le fameux rapport, je crois qu’il n’y en a pas, si peut-être un, car les Stooges sont comme un cru dont on attendrait avec une certaine impatience le nouveau millésime. My Idea Of Fun et ATM renvoient aux heures les plus prodigieusement sombres du groupe, alors qu’il jetait à la face de l’Amérique un pavé saignant comme un steak, vous savez, ceux que l’on voit dans les vieux Tex Avery, enfin, pour ce qui est de la musique, elle reste superbement juvénile, sauvage, éméchée, et il n’y a rien dans la production actuelle qui s’en rapproche car comment peut-on envisager un moment de comparer le chant d’Iggy à celui d’un Jack White, au demeurant compositeur compétent, je vous le demande ; non, tout cela est impossible et je passe sur les riffs signés Ron Asheton qui prouvent qu’on peut être vieux, adipeux et malgré tout encore prompt à décoiffer les esprits les plus gominés. Et putain, ces paroles, suintantes comme une giclée de sperme dans la chevelure interdite de la convenance, d’ailleurs, à ce propos, en ces temps de campagne politique où les fausses saintes côtoient les petits Bonaparte en rupture totale, je me déclare prêt à voter pour celui ou celle (marre de la galanterie, marre des féministes, elles sont toutes moches et mal baisées) qui hurlera sur les antennes « My idea of fun is kiling everyone », à celui ou celle qui désignera comme ministre de la culture le dieu Iggy ou le prophète Ron, il sera alors perçu aux yeux de la presse, de l’occident et du monde entier, comme un héraut, une figure iconique. Cela nous changerait des rappeurs-bozos ou des acteurs syndiqués.

L’abus de Stooges serait-il dangereux pour la santé ? Cette nuit, je fis un rêve graisseux, une sorte d’hallucination lunaire. Je me suis éveillé vers 3h00 en croyant entendre sous le mince filet de la porte des murmures et des pas, comme si des cambrioleurs s’en prenaient à mes kilomètres labyrinthiques de CD soigneusement et méthodiquement rangés, classés, époussetés, collectionnés, amassés, empilés, écoutés, repassés, lâchés dans la nature. Je me suis bien demandé s’il fallait agir, mais la peur et la fatigue aidant, rappelez-vous le demi-sommeil, les rêves éveillés, Buñuel et les surréalistes, je préférais rester tapi dans l’angoisse de mes draps tendus, la tête rivée sous mon oreiller à prier que les monte-en-l’air prennent la tangente. Tout cela pour dire que le vin avait disséminé dans mon cerveau hébété les formes même d’une vision hallucinatoire, droguée, furieuse et blême. J’avais bad tripé et je pense aujourd’hui, en cet instant, aux folies séminales et visuelles qui traversèrent les cerveaux abîmés de nos Three Stooges. Sans doute se sont-ils eux-mêmes perdus dans les dédales impossibles d’une errance ayant pour noms Los Angeles, héroïne, groupies, démence méthodique des soirées interminables, finissant dans le caniveau estompé du petit matin fugace [Lester, sors de ce corps !], alors que la banlieue californienne s’éveille dans un bâillement solaire encore indécis. Mais The Weirdness sonne comme un réveil. Des sens, des consciences, non pas une réunion de nababs du rock roulant sur leurs paquets de dollars avec des limousines d’un blanc étincelant, mais un retour en grâce, en l’an de grâce musicale 2007, 34 ans après les derniers aboiements de Raw Power. Oui, cet opus est bel et bien placé sous le signe de l’étrangeté qui se refuse ainsi à tous les compromis, beuglant ses versets sataniques dans la rouille des riffs et la palpitation cardiaque des fûts.

Il y a bien en ce bas monde une conscience musicale autonome et authentique, martelée par ces légions de kids qui croient encore à la beauté, non pas une beauté contemporaine mais intemporelle, pas spécifiquement acculturée car trop référentielle.  Ma platine en est témoin, il demeure en ces temps aveugles une création qui échappe encore à toute forme de récupération politique, celle que souhaiteraient les candidats rompus au centralisme carcéral de l’Esprit, ces petits bureaucrates du Pouvoir qui, hommes ou femmes d’ailleurs, rêvent à un avenir pré pensé, pré établi, pour qui le rock n’est rien d’autre qu’une forme d’américanisation de l’art mais bordel, l’art est-il à ce point dangereux pour que l’on nie, et je pèse mes mots, l’intégrité d’une scène indépendante, pop ou rock, et qui a choisi l’anglais, la langue de Shakespeare, de Whitman, de Ginsberg et de Kerouac pour exprimer son besoin viscéral de révolte stylistique ? Un exemple : His Highness Henry (putain quel nom !), vous trouverez sur la Babel Internet leurs perles psychédélico-dingos et ces petits gars-là sont frenchies, croyez-moi. Prenez The Agency, leurs mélopées sucrées se punkisent et se sixtisent avec une grâce, une classe, une élégance pop rappelant les meilleurs Kinks. Pour eux, Évry devrait être sacrée capitale du psychédélisme sunshine, refrains solaires en rayons lovés sur la tête des banlieues. En ce moment même, ma chaîne avale les minutes dorées, hautement flamboyantes, d’un autre groupe incroyable, The Besnard Lakes, qui eut la folie d’ajouter à ses rutilantes excavations guitaristiques des chœurs empruntés aux doux Beach Boys. En dehors des formats et des clichés, cette formation de Montréal (extraordinaire scène de Montréal qui cumule tous les superlatifs !) offre à nos oreilles dégagées, sous leurs moutonnantes chevelures de jeunes Beatles hippies totalement dépravés, huit merveilles tantôt ciselées tantôt larvées de bave sonore en mur de sons rappelant les productions estampillées Phil « Je plaque un gun sur la tempe de Leonard Cohen pour finir l'enregistrement de son putain d’album, Death Of A Ladies' Man en 1977 » Spector, et croyez-moi, je ne suis pas homme à plaisanter avec ces choses-là.

Deuxième partie : de la pop, délivrée de l’enveloppe charnelle d’Iggy.

Mes lèvres effleurent l’énorme verre à Bourgogne trempé de dorures chamarrées. L’exquise solution buvable s’accroche alors à mon palais des mille et une Côtes de Nuits dans un sursaut tannique omniprésent. Ma petite amie cite abondamment Semmelweis de Louis Ferdinand Céline, nous parlons littérature, la musique s’envole vers des contrées autres, nous ne sommes plus à Paris, ville romantique du Baron Haussmann, temple sidéral et nervalien de la vieille Europe. Je repense aux Besnard Lakes, ils dérapent dans un glissement galactique dont j’ignore la raison mais dont l’expression me hante à jamais puis font rapidement place aux mélodies lustrées d’Harry Nilsson dont les loopings harmoniques convertirent à l’époque les Beatles en personne. Je crois que l’on a un peu oublié cette pop musique façonnée à l’ancienne, tout juste aujourd’hui se borne-t-on à la définir comme le versant mélodique du rock là où elle fut une bible, un précis pour les esthètes à jabot, les grands chambellans à pompes vernies, les Lully et les Saint-Saëns de l’ornementation qui sous les taffetas de l’inspiration dessinèrent des motifs précieux en clavecin, en trompettes, pluie de chœurs, chorales fascinantes sortant des cieux Boticelli et des plafonds Michel-Ange, des concerts au paradis mec… Le Bourgogne a quelque chose de baroque, voyez-vous, car il transforme votre verre en vitrail et par la grâce de Bacchus vous apporte l’illumination, cette mystique molle et mouvante, comme si nous allions aux vendanges de Bouddha, chantant dans la langue française mais avec cet accent anglais soyeux et rond. Mais contrairement aux rosbifs, je veux dire les Kinks, Billy Nicholls, Nick Garrie, The Victoria Stations ou même encore Duncan Browne, plus folk donc plus pur (mais comment fait-il que ces mecs aient attendus aussi longtemps pour sortir officiellement un seul album alors les Naast se font signer en quelques mois ?!), un mec comme Harry Nilsson nous la joue crooner, une sorte de Sinatra croisé avec Brian Wilson, un miniaturiste sexuel et c’est précisément là où je veux en venir. De nos jours, la pop est synonyme de « on ne fait pas de vague » même si de nombreuses formations perpétuent l’héritage des anciens, comme les Besnard Lakes, j’en reviens à eux, qui dans leur premier titre nous bercent dans l’éther de leur timbre alors que Arcade Fire dont on salue la dimension pop et psychédélique (excusez-moi de chercher encore) nous enseigne l’art du « je frotte nerveusement mes cordes de guitare et j’en fait un concept de chanson, voire d’album, en beuglant à la Bowie ». Comble de l’ironie, c’est à Travel Agency que l’on doit l’invention en 1968 de la pop frottis, avant de retomber illico dans l’oubli, je vous rassure leur superbe premier opus ne connut jamais le succès.  Je sens le tollé monté, « quoi, on critique LE groupe du nouveau millénaire, ayant pondu, je repèse mes mots, l’album de l’année avec Funeral et qui gentiment remet ça avec Neon Bible », arrêtez, n’envoyez plus de lettres d’insultes, raccrochez vos téléphones et remballez ferme vos menaces de mort car finalement, contre toute attente, j’ai préféré Neon Bible à Funeral.

Grâce soit rendue aux trublions dégingandés d’Arcade Fire, les mines d’acier et les grandes forges ne sont pas prêtes de fermer. Les mélodies brasero perdureront jusqu’à la fin des temps, mais j’ose le dire et l’écrire, le plan de la guitare frottée, ok c’est bien, ça nourrit les pique-assiettes de la nouvelles scène rock, Strokes en tête, mais j’aime aussi quand on joue des solos de Gibson « lalalala ». Vous me direz, les Stooges font comme les Strokes, ça frotte, ça branle, ça triture, sauf qu’à l’instar (j’aime placer ce mot dans une phrase) des MC5, ils ont inventé ce plan démoniaque pour qui l’ami Lucifer se damnerait lui-même. Revenons au feu d’arcade, notre collectif hurleur trouve quand même le moyen de placer en final de leur album une majestueuse chanson jouée à l’orgue de messe, My Body Is A Cage, il y avait bien longtemps d’ailleurs que je n’avais assisté à l’office pensant que les chorales ne compilaient que les voix décharnées des vieilles endimanchées, et l’orgue donc donne au morceau une puissance, une acoustique, une amplitude spirituelle, oui spirituelle ce qui, vous allez me dire, peut sembler à première écoute normale pour un instrument de cette envergure. Je suis alors scié. Vraiment. Les paroles abordent avec une pudeur de dentellière les sentiments les plus enfouis, la poésie est palpable, poésie de la voix, poésie de l’orgue, la quatorzième seconde de la première minute explose en strates, les chœurs psalmodiant la matière même d’une réflexion sur l’âme, dixième seconde de la deuxième minute, nouvelle éclaboussure organique et les percussion s’en mêlent, ô mon dieu, les cuivres claironnent l’illumination céleste, rappelons-nous que l’album a été enregistré live dans un ancienne église réaménagée en studio (cosmos factory ?) pour l’occasion, ce qui éclaire également sur le nom dudit opus : Neon Bible. À bien s’y pencher, l’abîme d’Arcade Fire jouant rapidement avec les lois de la gravité, ce deuxième effort, « luth constellé », porte en lui selon la formule immortelle de Nerval « le soleil noir de la Mélancolie ».  Et cela dit en passant, un album faisant songer à Gérard de Nerval ne peut pas être foncièrement mauvais.

Troisième partie : c’est dans les vieilles boots que les révolutions avancent à pas de géant ; ou retour à la mode, aux constats amers et au réveil de la conscience rock.  

La bouteille est vide. Mon verre me fixe alors avec ce regard rempli de désespoir à défaut d’autre chose, « l’œil était dans la tombe et regardait Caïn », la conscience vous joue parfois de sacrés tours. L’ivresse est une des composantes du rock, elle donne du courage aux groupies, les exalte autant que l’artiste qui finit toujours par en payer le prix, cuvant dans les limbes de l’oubli le vieil alcool de la mort ; songez un peu à Janis Joplin, Jim Morrison, David Crosby ou Stephen Stills… Je dis cela car la nuit dernière, avec quelques compagnons en déroute, nous avons atterri dans une boîte choc du Paris chic, non loin, de la place de l’Étoile, un night-club comme on disait autrefois, où des vieillards aussi libidineux que des loukoums peints à l’aérographe par  David Hockney croisaient les regards de jeunes putes, au sens professionnel du terme, qui décroisaient des jambes alors en pleine échappée belle sous leurs jupes en vinyle. Le spectacle, aussi peu reluisant qu’un bordel hollandais, nous revoyait aux pires heures sordides de nos vies provinciales où les feuilles de choux se gavaient de scandales notoires et notables. L’alcool vous rendant docile en de telles circonstances, nous ne pouvions esquisser qu’un sourire mou, vaguement cynique, alors que les bourgeois agitaient sur la piste vidée leurs vieux corps habillés de breloques hideuses. No Fun chantait Iggy dans mon esprit vodka paumé. Des vestales kitch, sculptées dans les murs en noir & or, nous indiquaient le lieu où nous étions réellement, le temple de la déperdition, le panthéon des vieilles idoles, Sodome et Gomorrhe 75016.

La morale de l’histoire ? Fréquenter les retraités, les retirés de tout, est d’une salutaire nécessité et pour une raison simple : quand la jeune garde s’évertue à revivaliser le rock, les anciens comme les Stooges le revitalisent avec excès certes, mais en toute légitimité. Même quand le saxophone de Steve MacKay s’insinue, comme dans Passing Cloud, pour bousculer tous les schémas connus ; Pharoah Sanders se plaisait d’ailleurs à dire que « le free est le début de tout, surtout du jazz », et à ce stade de la création le free rock pourrait avoir du sens. Mais quelles que soient les déviations ou les déviances, les Stooges gardent surtout à l’esprit cette marque indéfectible, cette vision éternelle, cet axe du mal absolument jouissif : faire du neuf avec trois vieux. Rockers ou accords, c’est selon.

The Stooges, The Weirdness (Virgin)
 
iggycd.jpg
 
 
 

 


Commentaires

Il n'y pas de commentaires

Envoyez un commentaire


Top