La ville de Brian Jones, le temps du massacre

par Adehoum Arbane  le 16.11.2006  dans la catégorie Interviews & reportages de Shebam
Nous entrâmes dans la ville de Brian Jones et ce fut le temps du massacre.

(Paris, 28 octobre 2006, Elysée Montmartre)

Désolé. Mais les Dandy Warhols n’eurent que deux éclairs de génie. Leur nom d’abord, certainement trouvé un soir de bacchanale droguée. Puis ce constat, véritable déclaration faite à travers la bouche de Zia McCabe : le Brian Jonestown Massacre était le Velvet Underground des années 90.

Dans la salle, excitation de masse. On attend le Brian Jonestown Massacre, entité communautaire en provenance de San Francisco. Les Lovetones en première partie nous ont ouvert l’appétit. Un autre avatar du Jonestown me semble-t-il. Mais ils ont le mérite de préparer le terrain. Les musiciens arrivent sur scène. Un nouveau line-up mais le répertoire est là, niché dans le cerveau cramé du leader, Anton Newcombe, songwriter inspiré. Tous les chroniqueurs le considèrent comme le meilleur revivaliste qui soit. D’ailleurs, sur scène se bousculent parmi les câbles emmêlés et les guitares innombrables tous les fantômes de la contre-culture. Tiens, Brian Jones vient de faire une apparition. Corsée cette bière que j’enfile alors avec l’assurance d’y trouver la nourriture spirituelle dont ma tête a besoin. On refait le film, DIG, et les images les plus folles défilent sous mes yeux. Puis Frankie "Teardrop" Emerson déboule. Puis tous les autres. Où est Anton ? Là bas, à gauche, discrètement recroquevillé sur sa guitare. Les morceaux jouent leur sarabande électrique, cordes pincées avec ferveur, dans la plus pure tradition sixties. Confortablement installé dans mes Converse conduite extérieur cuir, je me laisse aller à une ballade intérieure. Avec moi, Lester Bangs qui semble apprécier la musique du BJM. Kerouac conduit. La route est béante, l’horizon une sorte d’écran panoramique géant. Illusion d’optique. Les miles engouffrent la route. D’abord le désert. Puis à mesure que nous approchons de la côte, le pays se déplie. Puis, pardessus le bitume doucement vallonné, le ciel bocal de Californie et enfin, la cité blanche de San Francisco.

Nous suivons les rues ondoyantes comme si la voiture n’était qu’un tapis volant, façon pochette des Byrds. L’espace résonne. Le vent est souple et les flots renvoient des ombres presque translucides. Nous traversons Haight-Ashbury. Quelques hippies déambulent, les rues serpentent, l’air est doux, vestiges victoriens de l’été indien. Des tambourins susurrent. On approche du Golden Gate Park. Sur la pelouse vautrée sous le ciel, des bohémiens en partance pour Acidland. Kerouac nous jette, repartant dans je ne sais quelle aventure kilométrique.

Nous croisons Robert Crumb. Son dos se voûte contre l’écorce rude d’un arbre centenaire. Il dessine sur son carnet des femmes aux seins bombés. Anton nous rejoint. Il y a aussi Scott Mackenzie et au loin, Allen Ginsberg psalmodie ses vers beats. Le visage d’Anton est le droit prolongement d’un corps aquilin où les tatouages rédigent leurs propres cartographies. Une clope pend à ses lèvres. Il saisit la guitare entre ses paumes, l’accorde consciencieusement et commence à jouer quelques notes. Il chantonne entre deux volutes de fumée. Tout est bleu. Derrière son épaule nue, on entend le grincement chaloupé d’un Cable Car. Pendant qu’Anton continue à mordiller le bout de sa cigarette, comme l’homme sans nom dans Et pour quelques dollars de plus, nous discutons avec Lester. Nous partons dans ces débats qui doivent autant à l’alcool qu’à l’érudition. Les Seeds ont tout inventé, la posture, les riffs, l’extase. Mais les Guess Who, bien que moins littéraires que les Doors, ont malgré tout posé les canons d’un rock braillard et efficace. Anton tire deux bouffées, nous interrompt en évoquant l’héritage de Brian Jones, les flûtes de Joujouka, les rideaux de sitar qui se sont abattus sur Their Satanic Majestic’s Request. Lester semble rédiger l’une de ses fameuses chroniques flinguées. Je souris. Ma poitrine enfle sous ma chemise entrouverte. Le soleil ressemble à une fleur de pissenlit dont les aigrettes sont disséminées par l’air marin.
 
Mon regard dévie une seconde et dans mon iris se fixe alors l’image d’une bien curieuse araignée. Ses jambes fines arpentent la pelouse oblongue avec une rapidité déconcertante. Au bout de cette silhouette informe, une tête coiffée d’un bob beige et des yeux cerclés de verres noirs. Dans sa bouche tordue en un rictus hilare un long porte-cigarette. Il s’agit d’Hunter S. Thompson, pas encore suicidé. Il renifle un scoop pop. La drogue fait tourner la surface opaque et luisante de ses lunettes de soleil, kaléidoscopes striés de pulsations colorielles. Son oreille (comme si elle fonctionnait indépendamment du reste du corps) tendit alors le lobe frontal pour épier les circonvolutions acides qu’égrainaient la guitare d’Anton. Sa bouche distendue marmonna quelques aphorismes rock, dans la langue gonzo.

Le Golden Gate Park faisait maintenant défiler sous nos yeux capturés, comme sur une platine B&O, toute la scène californienne. Au milieu des sets habituels du Jefferson Airplane, du Dead et des formations fondatrices, les petits nouveaux. Parmi eux, les Out Crowd menés par le lutin lennonien Matt Hollywood calfeutraient dans l’espace indécis leurs morceaux hirsutes. Puis ce fut le tour des Black Angels. Ce combo avait fort bien retenu la leçon enseignée par le Velvet et les Doors. Leur son était une traduction probable du mesmérisme, hypnose blême tapie sous la voix incantatoire et obsédante du chanteur. Anton souriait. Il savait qu’il avait initié le retour du rock à tambourin.

Je tourne la tête. Cet enfoiré de Lester s’était barré. Mais dans une autre dimension, happé par la musique. Il avait convoqué des chorales baroques pour rédiger sa prochaine note dans Creem. Il planait littéralement. Hunter, lui, avait dégainé un flingue, un de ces calibres qui vous filent des sueurs froides ou de froides idées du genre attaque à main armée. Il nous fit le coup de la roulette russe. Mais au moment où son doigt fin pressa la détente, le canon cracha des étoiles, des nuées de couleurs poudrées qui se fixèrent alors sur la surface du ciel, comme dans un tableau de Pollock. Sa petite bouche mâchonnant inlassablement le bec de son porte-cigarette lâcha un petit rire sardonique. Le con. C’était ça une tentative de suicide gonzo. Le con.

Le soleil commençait à bailler, le vent se mit à ronfler doucement et les arbres se couchèrent en même temps que la nuit. San Francisco appuya sur l’interrupteur et mille feux embrasèrent alors la cité. Les ronronnements ferroviaires s’étaient dispersés, mais restaient malgré tout présents. J’attrapai mon sac, mes cahiers débraillés et mes crayons taillés dans le bois. Mes paupières se fermèrent comme des persiennes, laissant à mon regard d’infimes traits de lumière, puis se rouvrirent à nouveau. La ville dorée avait disparu, disséminée dans les vapeurs toxiques de ma rêverie. L’Elysée Montmartre bourdonnait. Anton et Ricky avaient entamé une discussion par larsen interposé. Les sons enflés perdurèrent un long moment. Comme figés dans le temps et dans la drogue.

Merde, nous étions hélas bien en France, au couchant de l’année 2006.
 


 

 

 

 


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